BRUME

 Par Nikos Kavvadias

La brume tombe avec le soir. Le bateau phare est hors de vue. Sans m’avertir tu es venue à la timonerie me voir.
Vêtue tout en blanc, tu ruisselles. Je tresse en corde ta toison. Dunedin. En cette saison, la pluie sans cesse vous harcèle.
Le soutier, entre deux rasades, nous surveille, l’air pas content. Ne regarde pas par gros temps les antennes : ça rend malade.
Le bosco maudit le brouillard, on est encor loin de Manille. Mieux vaut que peur et long cafard le périscope et la torpille.
Va-t-en ! La mer est trop humide pour toi. Tu n’as pas pu me voir : je me suis noyé, hier au soir, à mille milles des Hébrides.

Traduction de Michel Volkovitch

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NIKOS KAVVADIAS POÈTE DES OCEANS

Poète, résistant, radiotélégraphiste, navigateur au long cours. Amateur d’odyssées corsées et de bars à matelots, le Grec Nikos Kavvadias (1910-1975) est « L’amant idéal et indigne des voyages lointains et des mers bleues » ; ainsi qu’il se présente dans le poème Le Marabout et le brouillard.

Nikos Kavvadias est né en Mandchourie en 1910, il rentre en Grèce encore enfant. Après de brèves études, il devient marin, télégraphiste plus exactement, et commence à écrire des poèmes. Très populaire en Grèce, il est devenu un classique ; ses nombreux poèmes mis en musique alimentent le répertoire populaire et gouailleur du Rebetika. Le Quart est son unique roman. Cet univers du cargo sera une sorte de théâtre dans lequel vont revivre les textes et l’esprit de l’œuvre de Nikos Kavvadias. Cette croisière sur la vie et l’œuvre de Nikos Kavvadias sera comme une alternance permanente entre rêve et réalité.

Chef-d’œuvre publié en 1954, Le Quart, roman du poète grec Nikos Kavvadias, est une odyssée moderne d’une noirceur totale. On y suit les errements d’une embarcation sans âge, en route vers la Chine. Cercueil flottant, le cargo et son équipage voguent sans cesse vers d’autres ports, d’autres maraudages, d’autres bordels et d’autres putains. Entre deux escales, les marins grecs qui se trouvent à bord nous livrent sans pudeur leurs misérables existences ; ils ressassent leurs aventures, leurs amours, leurs échecs, avec une amertume et une mélancolie abyssales. A travers la voix de ces hommes de quart qui ne nous épargnent rien de la cruauté et de l’obscénité de leur univers, Kavvadias parle de l’absurdité humaine mais aussi et surtout de la mer, ce lieu mythique que, de Conrad à Cendrars, nul n’a si bien décrit que lui.

Le voyage, est-ce nous qui le faisons, ou c’est lui qui s’en charge ?

Lorsqu’en Grèce, vous parlez de Nikos Kavvadias, que ce soit dans un cercle d’intellectuels ou dans un bar populaire, vous rencontrez toujours la même passion. Nikos Kavvadias vécut une existence en marge des autres écrivains de son temps, et demeura marin jusqu’à sa mort.

Si sa bibliographie est minuscule elle est exceptionnelle : un roman donc, quelques nouvelles et trois recueils de poésie MaraboutBrumeTraverso que beaucoup de de grecs et de marins connaisent par cœur.

MARABOUT

A lire à haute-vois pour retrouver la musique des vagues et des vers…

Tous ceux qui sur la mer ont ma vie partagé prétendent que je suis un pervers, un infâme, que très sournoisement je déteste les femmes, qu’avec elles jamais je ne vais m’allonger.

On dit que je carbure au hasch, à la coco et que je suis le jouet d’une passion impure, que je porte gravées de bizarres peintures, obscènes à vomir, cachées sous mon tricot.

On dit de moi d’horribles choses, sans arrêt, qui ne sont que bobards et que fausses nouvelles ; et ce qui m’a frappé de blessure mortelle, nul ne l’a jamais su — j’ai gardé le secret.

Mais tandis que ce soir descend sur les tropiques, que s’éloignent à l’ouest les vols de marabouts, je suis forcé d’écrire, et d’avouer jusqu’au bout quelle plaie est en moi, obscure et tyrannique.

En ce temps-là j’étais sur un bateau postal, aspirant, sur la ligne d’Egypte à Marseille, quand je la vis, aux fleurs de montagne pareille, et devins son ami, son frère, son féal.

Noble, toute en finesse et en mélancolie — son père, un Egyptien, s’était ouvert les veines — elle traînait son deuil dans les contrées lointaines, croyant qu’en les bougeant ces choses-là s’oublient.

De Marie Baschkirtseff elle adulait la prose, aimait avec transport la Sainte d’Avila, disait de tristes vers français d’un ton très las et contemplait longtemps l’étendue bleue, morose.

Moi qui n’avais connu que les corps des drôlesses, moi, l’âme sans vigueur, par la mer ballotté, je retrouvais ma joie d’enfance à l’écouter parler comme un prophète — extase et allégresse.

Je passai à son cou une petite croix et reçus d’elle un portefeuille. Et à mesure que le port approchait, terme de l’aventure, mon cœur se remplissait de tristesse et d’effroi.

Combien de fois, plus tard, sur les cargos si lents, ai-je invoqué l’amie, complice, ange gardienne ! Sa photo emportée dans mes virées lointaines était une oasis sur les sables brûlants.

C’est là, je le sais bien, que je devrais finir. Ma main tremble, le vent brûle et brouille ma vue. Sur le fleuve africain les fleurs superbes puent. Un marabout crétin se remet à glapir.

Je continue !… Un soir, dans un port très lointain, m’étant noirci au gin, au whisky, à la bière, vers minuit, titubant à m’en rouler par terre, Je pris la rue qui mène aux maisons des putains.

C’est là que les traînées attirent les marins. L’une d’elles, rieuse, arracha ma casquette (vieil usage français qui signe une conquête), et moi, sans le vouloir, je suivis le bourrin.

Une petite chambre sale aux murs sordides où la chaux s’écaillant tombait comme une peau, et cette loque humaine à la voix de corbeau, à l’étrange regard, noir, possédé, morbide.

Sans tarder je la fis éteindre. On se coucha. Mes doigts sur tout son corps comptaient ses os pointus. Elle empestait l’alcool. J’émergeai, courbatu, «quand l’aurore sur nous sa joue rose pencha».

Lorsque dans la lueur pâle du petit jour, je la vis, pitoyable, et pourtant impudique, pris d’un étrange émoi proche de la panique, je pris mon portefeuille et payai sans amour.

Douze francs… Mais poussant un grand cri tout à coup, elle posa les yeux sur moi, blême, égarée, puis sur mon portefeuille… Et c’est là, bouche bée, que j’aperçus la croix suspendue à son cou.

Oubliant mon chapeau, je me ruai dehors comme un fou, titubant et perdant la boussole, emportant dans mon sang la méchante bestiole qui depuis n’a cessé de tourmenter mon corps.

Tous ceux qui sur la mer avec moi ont peiné me voient en vieux salaud, qui jamais ne s’allonge dans le lit d’une femme, et que la coco ronge. Malheureux ! S’ils savaient, ils m’auraient pardonné…

Ma main tremble… La fièvre… Ahuri, tête vide, fixant un marabout là-bas, sans mouvement, qui me zieute à son tour, non moins obstinément, je me sens son égal, aussi seul et stupide.

Traduction de Michel Volkovitch 

BRUME

La brume tombe avec le soir. Le bateau phare est hors de vue. Sans m’avertir tu es venue à la timonerie me voir.

Vêtue tout en blanc, tu ruisselles. Je tresse en corde ta toison. Dunedin. En cette saison, la pluie sans cesse vous harcèle.

Le soutier, entre deux rasades, nous surveille, l’air pas content. Ne regarde pas par gros temps les antennes : ça rend malade.

Le bosco maudit le brouillard, on est encor loin de Manille. Mieux vaut que peur et long cafard le périscope et la torpille.

Va-t-en ! La mer est trop humide pour toi. Tu n’as pas pu me voir : je me suis noyé, hier au soir, à mille milles des Hébrides.

Traduction de Michel Volkovitch 

Si tu crois que les marins vont te parler, t’ouvrir leur cœur, tu te goures. La vérité porte malheur. Nous la disons de temps en temps, dans le secret de notre cœur, et même ainsi elle nous fait peur.