SOUS CLOCHE

Cher Eric,

Vous êtes une telle perle qu’il faudrait vous installer sous une bulle de verre, vous alimenter d’un air purifié à la lavande et de mets raffinés dont Escofflier n’aurait pas osé rêver et entamer toute une série de manigances mauriciennes (ou … de rosaires) pour que vous continuiez indéfiniment à nous (m’) enchanter. D’ores et déjà je plante un clou mérovingien (offert par le Pdt Fleury) dans une Belle de Fontenay afin que les cieux vous soient toujours propices. »

Marie-Thérèse de B.

Ce petit courrier reçu hier me ravit autant qu’il m’effraie… Même en me forçant un peu, j’ai du mal à m’imaginer sous cloche. Moi qui aime m’agiter, je m’y sentirais à l’étroit. A bien choisir, je préférerais une belle taxidermie, et un propriétaire zélé qui me déplacerait à ma guise. Un coup dans la bibliothèque, un autre au milieu des armures d’autrefois ; une fois dans la salle de billard ou dans une cave bien tenue. Et des yeux de verre du meilleur effet…

Et s’il fume, je conseillerai même au propriétaire de ma dépouille de glisser ses objets usuels – briquet, coupe-cigare, et même crayon de papier, cloche pour les domestiques loupe Lunette demi-lune pour la lecture – dans les poches profondes de mon élégante robe de chambre afin de ne pas avoir à les chercher. Ainsi remplirais-je, en plus d’objet décoratif du plus bel effet, la fonction d’insolite majordome à tout – bien – faire.

Mon futur – possible – triste sort n’est pas sans me rappeler celui encore plus infâmant du mystérieux « Espagnol empaillé » du musée d’Allard à Montbrison dans la Loire. L’homme de Montbrison était alors présenté comme étant un forgeron car il a la taille ceinte d’un tablier de cuir caractéristique de ce métier. L’écrivain et poète en-partie surréaliste Élie Charles Flamand – auteur d’une admirable monogaphie sur la tour Saint-Jacques, soit écrit en passant – se souvient dans son livre Les méandres du sens (París, Dervy, 2004) de ses visites dans les années 40 au musée d’Allard, à Montbrison, et sa rencontre avec le plus « spectral » de ses trésors, un homme empaillé, présenté à l’époque dans une vitrine avec pour légende : « le corps d’un forgeron ». Flamand écrit à son sujet : « Son visage, rongé par les sels de mercure, comme son regard figé, procure une vraie peur. »

Pourtant, c’est un journal espagnol La Vanguardia, qui, en publiant un article fouillé, va se rapprocher de la vérité : « El último prisionero de Napoleón » : le dernier prisonnier de Napoléon. L’article évoque l’étrange « objet » qu’un musée français garde dans ses collections : le corps empaillé d’un Espagnol. Il s’agit bien du « forgeron » évoqué par Flamand, couché dans un modeste cercueil en bois et remisé dans les fonds du Musée.

L’hypothèse sur l’origine espagnole du corps s’appuye sur la tradition orale. Il s’agirait de celui d’un Catalan, un des 1 600 prisonniers espagnols déportés en 1808 dans la cité forézienne après l’entrée des troupes de Napoléon dans la péninsule. Le journal espagnol nous en apprend plus sur cette histoire étonnante. Les prisonniers ayant participé à de nombreux travaux à Montbrison. Notre  Homme, de son vivant, aurait été embauché sur le sol français par un notable de la ville, Jean-Baptiste d’Allard, pour travailler comme ouvrier à la construction de son hôtel particulier. Il serait décédé en tombant d’un échafaudage vers 1825. Il avait une trentaine d’années. Le riche aristocrate aurait alors eu l’idée de faire  « travailler » le corps par Edouard Dupont, naturaliste à Paris, afin qu’il rejoigne les espèces animales – ours, tigre, girafe ainsi qu’une multitude d’oiseaux, comme en témoigne encore les oiseaux du Musée –  à qui il avait fait subir le même sort, dans le but de les exposer dans son cabinet de curiosités à l’intérieur de sa nouvelle demeure.

Il est aussi intérressant de signaler les similitudes avec un autre corps, celui de « El Negro » du musée Darder de Banyoles, en Espagne. Tous les deux seraient morts environ à l’âge 30 ans, à la même époque, vers 1830. Edouard Dupont était alors en poste au Musée du Jardin des Plantes de Paris et que Jules Verraux, auteur supposé de la momie « El negro de Banyoles », y officiait aussi.

De bien étranges taxidermistes, vous en conviendrez…

Le « curieux gardien » en profite pour vous recommander la lecture de :

El Negro et moi de Frank Westerman, éditions Christian Bourgois.

Est-il possible, avec méthode et science, de retrouver, un siècle et demi plus tard, la cause de la mort de quelqu’un ? C’est ce qu’une équipe de neuf médecins légistes tente de faire en juin 1993. Sur la table repose le corps bien conservé d’un Africain anonyme mort en 1830 ou 1831 « Objet numéro 1004 ».

En 1983, Frank Westerman découvre, en Catalogne, le Musée d’histoire naturelle de Banyoles, le corps naturalisé d’un Bushman, exposé comme le sont les animaux et plantes rares dans un tel musée. El Negro date des années 1830. Qui était cet homme ? Qui l’a empaillé et dans quel but ? Comment cet  » objet  » a-t-il été perçu par ses contemporains ? Comment a-t-il atterri en Catalogne et pourquoi disparaît-il vingt ans plus tard, au grand dam des habitants de la petite ville qui semble s’en être emparé comme symbole assez paradoxal de leur singularité catalane ? Frank Westerman mène l’enquête et entraîne le lecteur dans le monde des naturalistes du XIXe siècle, à l’époque des grands débats sur l’évolution. Il l’initie aux secrets de la taxidermie, évoque l’histoire de l’esclavage et de l’étonnant retour d’anciens esclaves vers l’Afrique dans les années 1780. L’auteur nous confronte également au problème du racisme et au vaste débat sur le devenir du continent africain ? Enquête journalistique sur un sujet insolite, réflexion humaniste et récit autobiographique.

« Il était là : le « négro » empaillé de Banyoles. Lance dans la main droite, bouclier dans la gauche. Vigilant et légèrement penché, les épaules relevées. À demi nu, juste une parure de raphia et un petit pagne orange pelucheux. Sa peau était prodigieusement noire. Je ne savais pas qu’existaient des gens aussi noirs, et aussi petits et chétifs. El Negro était un adulte, avec la peau sur les os, qui atteignait à peine mon coude. Il se trouvait dans une vitrine, au milieu du tapis. Sur le socle on avait vissé une petite plaque : Bochiman du Kalahari.
Plus encore qu’auprès des caïmans, j’avais l’impression qu’il allait se mettre à bouger. Ou diriger un moment son regard vers moi. Désapprobateur ? Fâché parce que je venais l’épier ?
On n’était pas chez madame Tussaud. Je n’étais pas en train d’admirer une illusion de la réalité ; ce Bochiman n’était pas un moulage fait pour donner le frisson, ni l’une ou l’autre momie trouvée par hasard dans la tourbe ou ailleurs. C’était une personne, écorchée puis empaillée comme on le fait pour un animal. Il y avait donc eu quelqu’un pour faire cela et, de toute évidence, les rapports étant ce qu’ils étaient, le préparateur devait avoir été un Européen blanc, et son objet un Africain noir. L’inverse était impensable. Je sentis la chaleur m’envahir et la racine de mes cheveux me démanger – un sentiment de honte diffus tout bonnement. »

Frank Westerman

Restons dans le macabre sujet avec cette affaire digne d’un roman du regretté Maurice Renard, père du « Merveilleux scientifique »…

Une vente aux enchères de pièces rares et d’origine vivante s’est déroulée voilà quelques années, à Bristol en Angleterre. La vente intitulée « Cabinet de curiosités » a présenté des produits conservés grâce à l’art de la taxidermie. Des peaux de bêtes étaient en vente mais les pièces les plus attendues étaient la tête d’un veau bicéphale montée sur un bouclier de chêne ainsi qu’une main humaine momifiée. Cette dernière pièce mesure 16 cm et elle était estimée entre 340 et 450 euros. Elle portait également l’inscription : « Né en 1911 à Lymington Terr. Esh Winning, Durham, M. A Haig, fermier. »

Un commentaire sur “SOUS CLOCHE

  1. Francesca dit :

    Enfermer qui que ce soit dans une bulle de verre… idée de roman à exploiter mais à ne pas pratiquer sur des personnes vivantes ! Idée qui vient à point me révulser après que j’ai visité au musée du quai Branly l’excellente exposition : « Exhibitions, l’invention du sauvage « 

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