ERIC POINDRON, COLLECTIONNEUR COMPULSIF

Éric Poindron est un homme à tout lire. À tout faire aussi. Piéton à Paris, pèlerin et colporteur, veilleur de nuit, déménageur, bûcheron, nègre, scénariste, écrivain et éditeur, il est un cabinet de curiosités à lui seul. Chef d’orchestre d’un monde délicieusement archaïque, son blog renoue avec les rêves fous des polygraphes décadents. Avec délectation, Éric Poindron distille la part des anges de vieux flacons oubliés. Passage obligé pour les curieux en tous genres, amoureux des livres et de leur texture.

— Joseph Vebret : D’où vous vient cette passion pour la collection d’objets insolites et inattendus, cette passion pour les « cabinets de curiosités » ?

Éric Poindron : Dans une astrologie qui reste à inventer, je suis sans douté né sous le signe de l’insolite ascendant fétichiste. Je suis en effet obsédé par les objets, naturelles ou moins. Il faut toujours que je collectionne, que j’accumule, que je donne, que je troque. Chaque objet « me raconte une histoire », c’est ainsi, et je n’y suis pour presque rien. J’ai longtemps tout collectionné de façon désordonnée pour le plaisir – névrose ? – d’entasser. Il y aune quinzaine d’années, j’ai pris le temps, malgré moi, j’ai commencé à ordonner mes collections et l’ensemble a pris la forme d’un cabinet de curiosités. Aussi, les amis, les connaissances, les lecteurs, car j’étais alors éditeur, ce sont mis à nourri ma collectionnite en apportant à leur tour, qui un crâne, qui un objet primitif. J’ai été victime des « dons » des autres. Je n’attache aucune importance pécuniaire aux objets mais au contraire, comme le faisait André Breton, je conserve car je crois à la force magique des « traces » qui nous entourent. Souvenez-vous de ce mot du magicien André Dhôtel : « un cœur bat dans chaque pierre du chemin ». Aussi j’ai peut-être l’ouïe un peu plus fine que d’autres. Quand les petits poucets modernes dispersent avec méthode les cailloux blancs, je fais l’inverse. Je ramasse les pierres et les indices égarés sur les bas-côtés des chemins. Quand je dors dans les petits hôtels, je crains de me faire mal juger car les pierres tintent dans mes poches comme des pièces de quelques sous… Heureusement, ou malheureusement, les bandits de grands chemins n’existent plus.

Feu l’autruche à deux têtes

A force, Les livres, les disques, les films, les collections de collections et même les fantômes – que je collectionne aussi –  s’entassent dans la maison, jusqu’au grenier au toit percé qui est un peu  « mon château de Sigognac. »

Et comme je dois beaucoup aux cabinets de curiosités, je prépare avec quelques comparses écrivains, critiques d’art ou scientifiques un livre inclassable sur le sujet. Le livre ressemblera à un cabinet de curiosités. Il sera question de d’animaux qui n’existent pas, de collections secrètes, de bibliographies insolites ou de taxidermie humaine, par exemple.

« L’adorable perroquet » ; on ne l’entend pas…

 — Vous allez plus loin que les objets, vous « collectionnez » aussi les perles littéraires, les histoires et anecdotes d’écrivains méconnus, oubliés, fous, poètes maudits et autres ratés ou génies des mots. Est-ce un prolongement naturel ?

Mes obsession ressemblent à un livre aux allures de malle sans fond, à des chemins multiples et dérobés, où s’égarent et se confondent, les poètes anonymes et le jardin secret des grands hommes, les bibliothèques incongrus ou les musées de province, les rivières graciles et la géographie inventée, les savants d’antan et les explorateurs forcenés. Voilà, écrire, c’est partir en voyage pour emmener aussi des amis… Ecrivains ou non, vivant ou morts. Souvenez vous des mots de René-Guy Cadou, écrire pour « se sauver, pour saluer ce qui reste, un bourgeon de soleil oubliés sur la veste, les géographies tremblantes du chemin ». Alors je fais une place de choix aux poètes rares, aux haïkiste japonais, aux conteurs arabes, aux « insignifiants » de bord de route », aux sauvages essentiels (François Augérias, Joseph Delteil, Max Rouquette et les autres), aux rencontres inventées. Appelons ça mes « confusions poétiques », mes licences de l’égarement.

— Quelle a été votre première rencontre physique avec le livre ? Vos premières lectures ? Bref, les grandes lignes de votre parcours bibliophilique.

J’ai rencontré James Olivier Curwood dès que j’ai su lire. Curwood m’a fait découvrir Le Dernier des mohicans de Fenimore Cooper, Jacques London et ou Robert-Louis Stevenson à qui j’ai consacré un livre, Belle étoiles, « un roman de voyage » sur son épopée pédestre et Cévenol. Durant mon enfance, deux personnages  furent aussi des amis rares : Le Rouletabille de Gaston Leroux et Sherlock Holmes de Sir Arthur Conan Doyle qui ne m’a jamais quitté. Je collectionne tout sur le sujet et j’ai un pan de mur de la bibliothèque qui lui est consacré. Le polar contemporain ne m’intéresse guère, mais le roman policier populaire me passionne. Et du policier populaire, on passe facilement à la criminologie, à l’histoire des bourreaux, aux monstres ou au fantastique. Après le fantastique il y a le folklore de la peur et le folklore tout court et, peu, à peu, voilà comment les livres envahissent tous les murs de la maison.

La bibliophilie m’intéresse de la même façon que mes collections. Je ne cherche pas les livres chers mais les livres qui me sont précieux. Je peux collectionner toutes les éditions du Neveu de Rameau, des Scènes de la vie de Bohème de Henri Murger, du Diable amoureux de Jacques Cazotte ou des Trois Mousquetaires parce que ce sont pour moi des livres essentiels. Il y a des dizaines et des dizaines d’auteurs que j’admire et dont je collectionne toutes les éditions. En vrac : les éditions des Rubaiyat de Omar Khayyam, Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand, les œuvres de Gabriele d’Annunzio, Maurice Renard, Laurence Sterne ou Paul-Louis Courrier, Gérard de Nerval, Restif de la Bretonne ou l’ami Claude Seignolle. Pour le plaisir des illustrations, des typographies, des préfaces. Autrefois, j’achetais les vieux livres de poche en plusieurs exemplaires pour les faire circuler. J’offre beaucoup, c’est une manie incurable. Mais je collectionne aussi les traités de gastronomie, les livres d’échecs, les revues anciennes, les fous littéraires, les vieux livres de médecine et l’insolite sous toutes ses formes. Les livres entrent et sortent car ma bibliothèque est un moulin.

— Votre goût pour l’écriture précède-t-il votre collectionnite ou en est-il la conséquence ?

Ce sont deux activités distinctes et pourtant… La collection est une obsession et l’écriture une collection que j’invente. J’écris pour tenter de relier tous mes sujets d’intérêts. Et quand je commence à m’intéresser à un sujet, je collectionne tout ce qui s’y rapporte. Correspondances, objets, gravures. C’est pourquoi, la maison est remplie de masques, d’animaux empaillés, de mots encadrés, des boules de cristal, de statuettes africaines, de fétiches. Mes univers ressemblent à une porte dérobée qui me permet d’observer le monde (et l’époque que je goûte guère) derrière mon miroir sans tain. J’aime l’idée de vivre comme au XIXe siècle. Ma seule concession, ces sont les ordinateurs Macintosh. Je les ai tous possédés, ou presque, depuis le Apple II il y a plus de vingt-cinq ans. Il y a eu parfois jusqu’à six ordinateurs à la maison. Encore une collection compulsive.

— Avez-vous toujours voulu écrire ? Est-ce une seconde peau, un état d’éveil permanent ?

J’écris depuis que j’ai 14 ans. A l’époque, j’aimais énormément le théâtre. Je lisais tout et toute la journée, de Sophocle à Thomas Bernhard et je m’essayais à l’écriture. J’ai écrit une pièce que j’ai présenté au concours des Beaux-Arts qui mélangeait la comédie italienne et le happening. Ca a plus aux examinateurs puisque j’ai pu intégrer l’école malgré mon jeune âge. Je ne dis pas que c’était bon, je dis seulement que ça semblait suffisamment étrange aux professeurs pour qu’ils m’acceptent. J’avais une véritable passion pour le travail protéiforme de Tadeusz Kantor. Paradoxalement, je voulais être Mauriac ou Bernanos. Ne me demandez pas pourquoi, je l’ignore. J’aimais seulement l’idée d’être enfermée dans une grande maison, isolé de tout, afin d’étudier, lire et raconter des histoires. A ma guise.

Ecrire, ce peut être suivre des traces, chercher des indices et en déposer à son tour. Au demeurant – même si je ne demeure guère – l’aventure, ou les aventures, que content mes ouvrages, épais ou moins, ne sont jamais ceux d’un historien. Mes poches sont trouées et les diplômes universitaires n’ont pas pris le temps de s’y glisser. Mes diplômes sont des mots qui s’envolent. Quand j’écris, j’ai l’impression de voyager léger, sinueux, coq-à-l’âne et aux rythmes des rencontres romanesques. Je ne cours jamais et j’en découds avec les arlésiennes, attendant mon Godot, entre sur place – mon écritoire – et pas de géant, quand le stylographe s’affole. Tenir le stylo, c’est s’extasier puis s’affranchir. Dès les premières lignes du matin, j’ai la sensation d’être dans la rue, ou sur le chemin, je me sens comme un enfant dans une cour de récréation et la cour est immense. À ciel est ouvert, on peut inventer à sa guise et chanter à tue-tête.

Je suis né dans une ville, mais ça n’a aucune importance. Je suis né pour de vrai sur une montagne, près d’une forêt, au cœur des vignes. Ma rue s’appelait ainsi. J’ai fréquenté très tôt les presbytères et les bibliothèques, les caves et les sacristies, les bois et les chemins. J’ai aimé mon enfance et mes souvenirs sont agréables, même les pires. J’ai fait les Beaux-Arts parce qu’il faut bien faire quelque chose et j’ai compris que pour raconter les lumières, on pouvait être graveur ou écrivain. J’étais un mauvais graveur alors j’ai troqué la presse contre un carnet noir et stylo à encre. Dès lors, J’ai noté tout ce qui m’arrivait en m’arrangeant avec le quotidien ou les pas-à-pas. Le nom et le bruit des trains, les conversations entendues les soirs de pluie dans les buffets de gare et les plaques d’écrivains que l’on apposent sur les maisons tristes. Avec le temps, j’ai rempli de nombreux carnets. J’ai été piéton à Paris parce que je ne pouvais pas faire autrement. Je n’ai jamais eu de métier alors j’ai fait plein de petits boulots : représentant en batterie de cuisine, vendeur en épicerie fine, veilleur de nuit chez un grand couturier – certains souvenirs ont leur importance comme on pourra le lire –, vendangeur, déménageur et bûcheron. J’ai monté et démonté des décors de cinéma, fait l’assistant et le figurant. J’ai rencontré des poètes, des vrais. J’ai tout noté. Cette nuit d’été, par exemple, où une diva chantait à Paris, sur le Champs-de-Mars. Au matin, avec un ami, nous avons emprunté le canapé Chesterfield de sa loge pour regarder à ciel ouvert le jour se lever sur la tour Eiffel. J’ai été cascadeur, joueurs d’échecs, scénariste ou écrivain fantôme. Quand les carnets furent trop nombreux pour les entasser, j’ai quitté les villes pour mettre du vin dans une cave et voir de la neige. J’ai trouvé refuge auprès d’un phare avec ma famille et mes animaux, dans une montagne aux arbres tordus, avec des renards pour voisins. Mes carnets ne sont plus noirs, mais je continue à tout noter. J’écris des vérités dissimulées et crois que toutes les aventures sont inventées. Mes journées et mes nuits sont remplies de fantômes. J’y crois ferme. J’observe le ciel et les lézards, et je raconte tout ça. La neige, les autres et l’enfance… J’imagine… Il se peut que tout cela soit vrai.

J’ai toujours des livres « en travaux », mais je préfère écrire  « en chantier » ; ou en grand dérangement, qui à des petits récits vagabonds, bréviaires précieux et invitation à la fuite. Ne croyez pas pourtant que je mets des années à écrire tout ça. Ma méthode est très simple, je m’enferme durant moins d’un mois et j’accumule les feuillets. Ensuite, je laisse reposer, des mois, et même des années puis je tamise, je change l’éclairage, je mens à l’occasion, je m’arrange… Edgar Allan Poe que je vénère faisait comme ça. C’est Julio Cortazar qui le raconte :

« De très bonne heure Poe organise tout un système de notes , de fiches où il consigne des phrases, des opinions, les points de vue hétérodoxes ou pittoresques qu’il glane dans ses lectures aussi variées que désordonnées. » Sans le savoir, j’ai toujours procédé de la même façon.

Je crois que j’écris les livres qui m’intéressent puis, une fois terminé, je pointe, presque au hasard, le doigt sur d’autres cartes géographiques et je me remets au travail, c’est à dire « en marche ». Quelques éditeurs me promettent parfois de prendre mes textes si ceux-ci deviennent des petits guides estivaux, légers et fourmillant d’adresses touristiques. Toutefois, C’est exactement ce que je ne souhaite pas faire. Là où tel éditeur attend de bonnes auberges, je préfère des lits de fortune. Quand tel autre exige des parcours balisés et chronométrés, je n’ai que des culs-de-sac et des chemins de traverses à leur proposer. Alors je renonce aux commandes et j’écris pour moi. Les manuscrits restent dans mes tiroirs tout remplis de fantômes et de secrets. Par hasard heureux, quelques écrivains bienveillants aiment quelquefois mes textes. J’ai préféré longtemps, et préfère encore aujourd‘hui, leur reconnaissance à l’édition de livres simplifiés et caviardés. Je n’ai aucune impatience et crois que l’on a toujours raison d’attendre. A patient, patient et demi.

— Quels sont les écrivains qui vous ont façonné et ceux qui vous ont influencé ?

Je suis autodidacte et que je ne possède aucun diplôme, j’ai beaucoup appris dans les livres, les bistrots et les musées. Martin Eden de Jack London fut incontestablement un livre d’apprentissage. Comme je ne fréquentais guère l’école, j’imaginais des listes des lectures. Toujours le même rituel. Une liste de 100 livres de A à Z. Et je m’obligeais à tout lire, sans déroger, allant même au bout des livres qui ne me plaisaient pas ou que je comprenais mal. C’était un peu mon chemin de croix. J’ai pratiqué l’exercice de 13 à 20 ans. Après j’ai fait de même, mais avec le cinéma. Pas de liste cette fois mais j’essayais de tout voir. De la Cinémathèque aux facultés parisiennes où l’on pouvait facilement suivre des cours sans être inscrits.

Avec le recul, les écrivains qui sont restés des amis et que je relis souvent sont Valéry Larbaud, Julien Gracq, Borges, Barbey d’Aurevilly, Apollinaire, Henry Miller, Lewis Carroll, Raymond Roussel, le Journal littéraire de Paul Léautaud… Et beaucoup d’autres.

Il y a aussi la littérature voyageuse qui m’intéresse énormément. Je possède plusieurs milliers de livres sur le sujet. Il m’arrive souvent, le soir avant d’écrire de lire quelques lignes qui invite à l’itinérance. Les autres soirs, je lis de la poésie. Absolument toute la poésie. François Villon, Rutebeuf ou Alexandre Voisard, Pierre Reverdy et Jean Follain, Attila Jozsef et Daniil Harms. Quelques noms en passant, et en en jolis passants.

— Êtes-vous un grand lecteur ? Considérez-vous que la lecture précède l’écriture ?

J’ai commencé à écrire parce que j’avais beaucoup lu. C’est encore plus vrai aujourd’hui. Et c’est du reste un rituel. Le matin, avant de me mettre à l’écritoire, je lis et relis. Curriculum Vitae et autres textes de Jean-Claude Hémery (éditions du Murmure), Les Petits traités de Pascal Quignard, Marcel Béalu, Pessoa, le Journal de Kafka, Gérard Macé, Lambert Schlechter que je voudrais éditer dans la collection « Curiosa & cætera » aux éditions du castor Astral, ou Zeno Bianu qui est un garçon charmant. Et puis il y a toujours sur les bureaux ou sur mes tables de lecture des notes ou des journaux d’écrivains, de la prose poétique, les poésies de Richard Brautigan et  Une Etude en rouge de Sir Arthur Conan Doyle.

Et puis quand je n’écris pas, je lis. Dans Histoire d’un ruisseau, Elisée Reclus (l’anarchiste et géographe, le frère d’Onésime qui était aussi géographe) écrit : « Quand on aime bien le ruisseau, on ne se contente pas de le regarder, de l’étudier, de cheminer sur ses bords, on fait aussi connaissance plus intime avec lui en plongeant dans son eau. On redevient triton comme l’étaient nos ancêtres. » Voilà ce que je fais je plonge jusqu’à l’hydrocution.

— Vos livres de chevet ?

Le Quart de Nikkos Kavvadias (éditions 10-18) qui est pour moi le plus beau livre de marin, Moscou-sur-Vodka de Venedikt Erofeev (éditions Ybolya Virag), Les Carnets de Anton Tcheckhov (éditions Christian Bourgois), Le Secret de Joe Gould de Joseph Mitchell (Calmann-Lévy), Arrêter d’écrire de David Markson (Editions le Cherche-Midi, collection « Lot 49 »), La Nuit du Jabberwock de Frédéric Brown (éditions terres de brume) Le Bonheur à la russe par deux gastronomes en exil de Alexander Guenis  et Piotr Lvovitch Vaïl (éditions Anatolia), sans oublier toute l’œuvre de P.G. Wodehouse, Trois hommes dans un bateau de Jérôme K. Jérôme, Kéraban-le-Têtu de Jules Verne, Roman avec cocaïne de M. Agueev, Oblomov de Ivan Gontcharov et Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov. Le tout accompagné de vodka choisie avec soin…

En revanche, si vous voulez parler du chevet de mon lit, vous y trouverez de la littérature fantastique en piles et tous les livres des éditions Anatolia de mon ami Samuel Brussel. C’est à mon sens l’éditeur le plus curieux et le plus libre. Son catalogue est une grande œuvre tout court.

— Où avez-vous puisé l’idée de votre dernier livre, De l’égarement à travers les livres ?

J’ai toujours aimé les sociétés secrètes et l’histoire des sociétés secrètes. Et, comme peut-être chacun d’entre nous, je suis sensible aux légendes urbaines, aux théories du complot. Aussi me suis-je amusé à appliquer le principe à la littérature. Ainsi est née l’envie de promener le lecteur dans les coulisses ou « de l’autre côté du miroir aux livres », puisque Lewis Carroll fait partie de l’aventure littéraire.

— Vous dites que derrière l’Histoire de la littérature, se cache une autre histoire que l’on ignore. Entendez-vous par là qu’il y aurait une vérité officielle et que l’on nous cacherait la vérité vraie ? Quelle est la part de vérité (ou de mensonge) dans votre dernier livre ?

Je vais vous répondre à côté. Quelque part dans sa montagne, je me souviens qu’Alain Chany, écrivain économe, – deux livres rares aux éditions de l’Olivier qui valent bien d’imposante bibliographie –  élevant des moutons noirs et sa plume au rang des beaux-arts. Chany qui n’écrivait presque plus m’avait confié : « écrit, raconte, invente, mélange… Brouille les pistes, déambule mais tiens ton stylo ferme ». Alain Chany était un écrivain remarquable qui n’éditait plus. Il avait remplacé le stylo par la fourche du paysan. Cela ne l’empêchait pas d’écrire à la veillée – à la volée, à la dérobée – des phrases sans compromission, qui résonnaient jusqu’au fond des vallées. L’écrivain qui n’écrivait plus avait presque forcé le jeune homme que j’étais à devenir écrivain, comme un passage de relais. Et comme je suis obsédé par l’idée de transmission.. Alain Chany était un personnage romanesque formidable, refusant les honneurs et rompant les amarres. Il faisait partie des indisciplinés et des affranchis. Quand je commence une nouvelle histoire, il n’est pas rare que je pense à lui.

Collectionner la mémoire « tremblante du chemin » vaut bien la chasse aux papillons ou l’archéologie subventionné. La mémoire vive me fascine, alors je tends l’oreille. J’écoute sans me forcer et noircis des carnets… Dès qu’un vieux monsieur à quelque chose à me raconter, je suis à ses ordres. Et puis j’archive… Il demeure des traces et de la « poussière romanesque ». Je ne suis ni un « consommateur » abonné aux avant-gardes, ni un gardien de musée… J’aime le mélange des genres. J’aime retrouver des textes, ou en inventer de toute pièce après les avoir patiné. Alors j’imagine des pseudonymes saugrenus, des statuts de bas-côté, non pour me cacher mais pour avoir la paix. C’est un peu mon « trou de souffleur ».

Pour écrire ce livre inclassable, ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les critiques, j’ai été à la fois le lecteur et l’écrivain, mais d’une bien étrange façon. L’écrivain est resté sur le côté, à côté du lecteur et l’écrivain  a poussé le lecteur à écrire ; le lecteur est devenu le narrateur du livre. Un « Je » qui n’est jamais moi et me permet toutes les audaces ou les contre sens.

— Vous êtes également critique littéraire, animateur d’ateliers d’écriture, éditeur, blogueur… Comment organisez-vous votre temps, à quoi ressemble une journée type d’Éric Poindron ?

Je dors peu, aussi les journées peuvent être longues. Le matin, il y a le café au bistrot du village pour lire le quotidien régional et parler de la météo. Puis c’est l’administration, et la critique littéraire. L’après-midi, je fais l’éditeur où j’écris pour moi. Le soir, tard, je prends des notes et j’écris de nouveau. Je m’occupe de mes blogs quand la nuit est avancée. Et pour m’amuser, je vous raconter la journée d’hier, une journée type, qui est la même que celle de demain :

« Le rituel est toujours le même. Une marche dans le village quand il ne pleut pas – il ne pleut pas. Quelques centaines de pas, à peine, tandis que l’autre moi s’apprête à prendre la place au bureau.

Durant midi j’encadre et accroche des herbes séchées et incongrues, Ce sont mes « livres d’heure ». Je note dans un carnet quelques mots ignorés et relevés dans mes lectures. Pour un emploi à venir ou une simple sonorité – estivation ou roquentin. Ce sont mes coffres-forts. Je classe aussi quelques livres. Le Comte de Permission, de Orlando de Rudder (JC Lattes), L’Epreuve de vérité, de Errol Flynn (Le serpent à plumes), D’autres chemins, de Enis Batur (Actes Sud), Julien Letrouvé, colporteur, de Pierre Sylvain (Verdier) ou Les Histoires de Giufa (La Fosse aux ours). Guifa le sicilien, « l’idiot et le sage à la fois », le presque cousin de Nassredine Hodja.

En début d’après-midi, je découperai quelques articles : sur Cendrars, Jean Marc Lovay, Le Magasin Pittoresque ou la médecine, un peintre aimé, « les surréalistes au désert de Retz » ou une photographie intrigante – Curzio Malaparte, photographié, par Doisneau devant sa machine à écrire, avec un loup, masque de bal costumé sur le visage, que je rangerais dans « les boites » : « la boite à poésie », dans les « faux livre », dans la boite « à lire en urgence », dans la boite « à découper » ; ou que je glisserais avec soin entre les pages des livres. Les pères de l’église avec les pères de l’église et les poètes avec les poètes, les assassins avec les assassins. Ce sont mes bibliothèques secrètes, mes ressources imaginées…

Les surréalistes au désert de Retz

Le temps passe et je reprends mes « AZERTY ». Mes mots en travaux.

Ce soir, je relirai les épreuves du matin avant de reprendre le nouveau stylo pour noircir d’autres pages, cette fois manuscrites, qui serviront au travail du lendemain.

Entre temps, j’aurais entendu le chant des oiseaux, encagés ou non, observé les lézards effrontés et curieux, caressé les chats qui dorment sous les lampes, compté comme un enfant les exclamations des cloches de l’église, suivi les nuages qui quelquefois virevoltent qui mènent souvent à de nouvelles phrases. »

– Vous animez aussi des ateliers d’écriture qui sont un peu plus que des ateliers d’écriture ?

C’est une activité qui me tient à cœur. J’anime depuis plus de quinze ans des ateliers d’écriture pour l’Université et le grand public et depuis quelque temps, j’ai imaginé un nouveau type de rencontre. C’est « l’atelier des mots et des curiosités. » Tous les jeudis, à Paris, de 19 à 22 heures, dans un très bel atelier d’artiste du XIXe siècle, je reçois un écrivain, un éditeur, un journaliste, un critique littéraire. Une heure et demie de conversation avec l’invité suivi d’un atelier d’écriture en présence de l’invité. C’est lui qui choisit le thème de l’atelier. Les participants forment une communauté d’esprit et la pause dînatoire est l’occasion de belles rencontres. Un moment rare et précieux pour les amateurs d’insolite. En juin, par exemple nous nous sommes promenés avec Gilles Lapouge du côté du Brésil, de l’Islande et des géographies imaginaires. Il ya aura de belles surprises à la rentrée. Et si les lecteurs curieux et amateurs de littérature sont intéressés, ils peuvent me contacter pour faire partie de la belle aventure sur mon blog ou ici : coqalane@wanadoo.fr.

Gilles Lapouge, à « L’Atelier des Mots & des Curiosités », vu par Roland Lagoutte

– Et la rentrée, sera-t-elle littéraire ?

Comme éditeur au Castor Astral, je sors le livre de Rodolphe Trouilleux, un érudit parisien, qui s’appelle Paris Macabre, histoires fantastiques et merveilleuses. C’est un livre-somme sur les coulisses romanesques et fantastiques de la capitale.

Et puis, nous rééditons un texte rare, un chef d’œuvre encensé par Baudelaire et Barbey d’Aurevilly : Valpéri, mémoires d’un gentilhomme du siècle dernier. C’est un livre unique qui sent le souffre, un mélange réussi de Sade, des Liaisons dangereuses de Laclos et de littérature gothique.

Comme écrivain, je profite de l’été pour écrire la suite de De l’égarement à travers les livres, un étrange ouvrage sur l’esprit du Cabinet de curiosités avec quelques camarades savants, iconoclastes et mal intentionnés avant de m’enfermer, à l’automne, dans un maison hanté au cœur de la forêt afin d’y rencontrer des fantômes. Le livre s’appelera Fantôme(s) !

Propos recueillis par Joseph Vebret pour Le Magazine des Livres Juillet -Août 2011

Bibiopathonomadie ou, des spectres insistants dans l’imaginaire du lecteur.

Par Julie Proust Tanguy

Eric Poindron est un personnage haut en couleurs : conservateur de cabinet de curiosités, bibliophile averti, marcheur stevensonien émérite, éditeur d’étrangetés… La rencontre avec cet ogre lettré pourrait à elle seule justifier l’achat de son dernier opus si celui-ci n’offrait pas, de surcroît, une belle promesse de complicité littéraire.

C’est un délice que cet ouvrage écrit par un fou pour des fous de livres. Une maladie labyrinthique, la bibliopathonomadie (le mal – bien plutôt l’art !- de l’égarement à travers les livres), frappe le narrateur de son sceau, véritable signe de reconnaissance qui l’introduit dans la plus curieuse des sociétés secrètes, Le Cénacle troglodyte, où on l’engage à abreuver sa passion en devenant détective littéraire. Quel plus exquis remède aux pulsions littéraires que d’y céder en farfouillant à cœur joie dans l’histoire de la littérature ?

Que l’on ne s’attende pas ici à trouver un roman au cadre rigide : « je me moque des frontières littéraires et je tords le cou à la fiction. La fiction, c’est cette histoire secrète de la littérature que nous devons dénicher. », nous confie le narrateur, entre deux pirouettes. Il s’agit moins de narrer que de se perdre, de bondir d’une enquête à une autre, comme le bibliophage suit avidement les échos que les livres se renvoient : peu importe, finalement, que les investigations littéraires mènent parfois à des impasse déceptives, pourvu qu’on goûte la joie de la multiplication des styles, comme pour mieux savourer la richesse luxuriante de l’univers des livres. Il y a en effet un bonheur frénétique à sauter d’une ambiance à l’autre : épais mystère ésotérique façon Le Nom de la Rose, dans les chapitres consacrés à la création du Cénacle, véritable ordre de Templiers littéraires dont la bibliothèque souterraine suscite les rêves les plus fous (sans doute par son absence de description, qui exacerbe le désir), non sense tout britannique pour évoquer Lewis Carroll et ses jongleries de mots, brumes surnaturelles pour mettre en scène une version curieuse de Lovecraft, pastiché jusque dans l’atmosphère de la nouvelle (et non pas dans son style ampoulé, à la géométrie non-euclidienne et aux circonvolutions squameuses)… Si le surnaturel n’est jamais bien loin de la plume du narrateur, c’est peut-être pour mieux nous rappeler l’acte magique que constitue l’acte de lecture et les spectres insistants qu’il suscite dans l’imaginaire du lecteur.

Au fil des pages, un autre aspect du livre se précise : le narrateur n’est pas ici le seul à être adoubé « détective littéraire ». Eric Poindron brasse à plaisir noms et citations où réel et fiction s’entrecroisent à loisir, transformant le lecteur en modeste Sherlock Holmes de papier, heureux du jeu de références qui se déploient sous ses yeux. Certains noms ont valeur de sémaphore pour le boulimique de lecture, qui sourit en voyant Hodgson mis en concurrence avec sa création ou en découvrant Claude Seignolle, le bateleur des chimères, transformé en personnage lancé sur les traces de Louis XVI – à moins qu’il ne s’agisse du Diable . Il s’en suit une sensation grisante où le lecteur, pris au jeu, en oublie parfois les frontières entre imaginaire et réalité et peut croire, dans un moment d’euphorie, à leur confusion totale. « Qui lit trop devient fou », nous avertit le passeur littéraire qui nous introduit dans le Cénacle : et le lecteur de hocher sagement la tête, tout en rêvant secrètement de pouvoir acquérir Humpty Dumpty’s memories, par John B. Frogg chez Tweedeldum & Tweedeldee Limited.

Plus qu’un déchiffrage érudit, dont elle prend parfois l’aspect à travers ses pétillantes et doctes notes, cette enquête me semble avant tout ode à la lecture et à la relecture : en convoquant les grandes ombres de l’histoire littéraire (Cazotte, Nerval, Nodier, Borel, Dhôtel, Hardellet…) qu’il mêle sans sourciller à ses gloires éclatantes (Hugo, Breton…), en jouant parfois le jeu d’un Marcel Schwob tant certains chapitres prennent des tournures de Vies imaginaires (ainsi ceux consacrés à Chamisso, Berbiguier, Collin de Plancy…), Poindron retrace une bibliothèque idéale aux yeux des « hommes-livres », bibliothèque dont il a la gentillesse de nous conseiller des curiosités en fin de volume. Cette petite bibliographie semble nous rappeler, jusqu’aux dernières pages, que tous les chemins mènent à la Bibliothèque, après nous avoir conduit, pendant une bonne partie du récit , à Reims, « l’une des plus invraisemblables villes de la géographie du Conte », selon Victor Hugo.

Il y aurait sûrement beaucoup à dire encore de ce livre qui paraît inépuisable et que le lecteur bibliophile rangera volontiers, dans sa bibliothèque mentale, près de La cité des livres qui rêvent du truculent Walter Moers, Des bibliothèques pleines de fantômes de l’érudit Jacques Bonnet, de L’amateur de livres de l’inestimable Nodier, non loin de Borges et des albums de Frédéric Clément…

On se contentera simplement de vous inviter à le lire, dans les plus brefs délais, et à vous  perdre dans ses délicieux méandres.

De l’égarement à travers les livres de Eric Poindron, Le Castor Astral éditeur, collection « Curiosa & cætera »

Julie Proust Tanguy est aussi l’animatrice du Blog De Litteris

Je me moque des frontières littéraires et je tords le cou à la fiction. La fiction, c’est cette histoire secrète de la littérature que nous devons dénicher.