CARTE(S) TENDRE(S)





La réalité n’a aucun sens. C’est tout au plus une hypothèse.
Quelle Réalité ?
C’est une invention de petit commis.
Croire en quoi, vous dites ? A l’image du point d’interrogation qui termine la crosse d’un évêque.
Le vrai est formidablement invraisemblable. et la réalité une si fragile légende.
 
Je me souviens de ce moine copiste qui ne parvenait pas à former une lettre – un O capital(e) -, et qui décida de partir en voyage, au cœur de l’hiver, afin de laisser une simple trace dans la neige, un trait sans raison, un geste, à la place d’une circonférence dans une marge. une encre / neige et des pas de silence.
 
Alors me reviennent Les Pas perdus d’André Breton.
<< Les siècles boules de neige n’amassent en roulant que des petits pas. >>
 
J’ai attendu Borges au café Tortoni, Avenida de Mayo, mais le bibliothécaire n’est pas venu, tout occupé à déplacer le sable et à modifier le Sahara. De france, de l’Est, j’ai emporté un instant de neige en son continent de couleurs afin de faire frissonner les ruelles chaudes de Buenos aires.
 
Ne vous trompez pas, Pierre Ménard, l’auteur de « Quijote » existe, c’est le monde qui n’existe pas. Détrompez-vous.
 
Il nous faudrait imaginer de nouvelles cartes géographiques, des planisphères sensibles à caresser comme la soie d’une femme aimée ; celle de la nuit, une autre de la neige et des sables émouvants, et celle aussi des vents musicaux.
 
La vie et son chemin sont cartes sans échelle et sans date. Sans légende aussi
Et pourtant, cette légende, c’est une vie.
 
JOURNAL AUTOMNAIRE & FERROVIAL – à paraître.


ARCANE(S)

 

« L’ésotérisme, toutes réserves faites sur son principe même, offre au moins l’immense intérêt de maintenir à l’état dynamique le système de comparaison, de champ illimité, dont dispose l’homme, qui lui livre les rapports susceptibles de relier les objets en apparence les plus éloignés et lui découvre partiellement la mécanique du symbolisme universel »
[…]
« Quelles ressources de félinité, de rêverie à se soumettre la vie, de feu intérieur à aller au-devant des flammes, d’espièglerie au service du génie et, par-dessus tout, de calme étrange parcouru par la lueur du guet, ne sont pas contenues dans ces instants où la beauté, comme pour faire voir plus loin, soudain rend vaine, laisse mourir à elle la vaine agitation des hommes ! »

André Breton, Arcane 17

 

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MAGNÉTIQUE(S)

 

28 septembre 1966…
Il y a cinquante ans, André Breton s’en allait explorer les autres mondes.
Bon voyage, chercheur de « L’or du temps ».

by Ida Kar, 2 1/4 inch square film negative, 1960

 

« Ouvre cette porte toute grande, et dis-toi qu’il fait complètement nuit, que le jour est mort pour la dernière fois. » Les Champs magnétiques.

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Oui
élevons des monuments
aux astronomes
aux créateurs
aux fantaisistes
aux poètes
qui
détachés de l’utile et de l’immédiat
agrandissent l’univers
et célèbrent le charme
et l’idéal
des mondes inconnus

BRETON, DÈS L’AUBE

André breton écrit à sa fille Aube, dix-huit mois ; pour le poète, elle a seize ans.

Chère Écusette de Noireuil,

Au beau printemps de 1952 vous viendrez d’avoir seize ans et peut-être serez-vous tentée d’entrouvrir ce livre dont j’aime à penser qu’euphoniquement le titre vous sera porté par le vent qui courbe les aubépines… Tous les rêves, tous les espoirs, toutes les illusions danseront, j’espère, nuit et jour à la lueur de vos boucles et je ne serai sans doute plus là, moi qui ne désirerais y être que pour vous voir. Les cavaliers mystérieux et splendides passeront à toutes brides, au crépuscule, le long des ruisseaux changeants. Sous de légers voiles vert d’eau, d’un pas de somnambule une jeune fille glissera sous de hautes voûtes, où clignera seule une lampe votive. Mais les esprits des joncs, mais les chats minuscules qui font semblant de dormir dans les bagues, mais l’élégant revolver-joujou perforé du mot « Bal » vous garderont de prendre ces scènes au tragique. Quelle que soit la part jamais assez belle, ou tout autre, qui vous soit faite, je ne puis savoir. Vous vous plairez à vivre, à tout attendre de l’amour. Quoi qu’il advienne d’ici que vous preniez connaissance de cette lettre – il semble que c’est l’insupposable qui doit advenir – laissez-moi penser que vous serez prête alors à incarner cette puissance éternelle de la femme, la seule devant laquelle je me sois jamais incliné. Que vous veniez de fermer un pupitre sur un monde bleu corbeau de toute fantaisie ou de vous profiler, à l’exception d’un bouquet à votre corsage, en silhouette solaire sur le mur d’une fabrique – je suis loin d’être fixé sur votre avenir laissez-moi croire que ces mots : « L’amour fou » seront un jour seuls en rapport avec votre vertige.

Ils ne tiendront pas leur promesse puisqu’ils ne feront que vous éclairer le mystère de votre naissance. Bien longtemps j’avais pensé que la pire folie était de donner la vie. En tout cas j’en avais voulu à ceux qui me l’avaient donnée. Il se peut que vous m’en vouliez certains jours. C’est même pourquoi j’ai choisi de vous regarder à seize ans, alors que vous ne pouvez m’en vouloir. Que dis-je, de vous regarder, mais non, d’essayer de voir par vos yeux, de me regarder par vos yeux.

Ma toute petite enfant qui n’avez que huit mois, qui souriez toujours, qui êtes faite à la fois comme le corail et la perle, vous saurez alors que tout hasard a été rigoureusement exclu de votre venue, que celle-ci s’est produite à l’heure même où elle devait se produire, ni plus tôt ni plus tard et qu’aucune ombre ne vous attendait au-dessus de votre berceau d’osier. Même l’assez grande misère qui avait été et reste la mienne, pour quelques jours faisait trêve. Cette misère, je n’étais d’ailleurs pas braqué contre elle : j’acceptais d’avoir à payer la rançon de mon non-esclavage à vie, d’acquitter le droit que je m’étais donné une fois pour toutes de n’exprimer d’autres idées que les miennes. Nous n’étions pas tant… Elle passait au loin, très embellie, presque justifiée, un peu comme dans ce qu’on a appelé, pour un peintre qui fut de vos tout premiers amis, l’époque bleue. Elle apparaissait comme la conséquence à peu près inévitable de mon refus d’en passer par ou presque tous les autres en passaient, qu’ils fussent dans un camp ou dans un autre. Cette misère, que vous ayez eu ou non le temps de la prendre en horreur, songez qu’elle n’était que le revers de la miraculeuse médaille de votre existence : moins étincelante sans elle eût été la Nuit du Tournesol.

Moins étincelante puisque alors l’amour n’eût pas eu à braver tout ce qu’il bravait, puisqu’il n’eût pas eu, pour triompher, à compter en tout et pour tout sur lui-même. Peut-être était-ce d’une terrible imprudence mais c’était justement cette imprudence le plus beau joyau du coffret. Au-delà de cette imprudence ne restait qu’à en commettre une plus grande : celle de vous faire naître, celle dont vous êtes le souffle parfumé. Il fallait qu’au moins de l’une à l’autre une corde magique fût tendue, tendue à se rompre au-dessus du précipice pour que la beauté allât vous cueillir comme une impossible fleur aérienne, en s’aidant de son seul balancier. Cette fleur, qu’un jour du moins il vous plaise de penser que vous l’êtes, que vous êtes née sans aucun contact avec le sol malheureusement non stérile de ce qu’on est convenu d’appeler « les intérêts humains ». Vous êtes issue du seul miroitement de ce qui fut assez tard pour moi l’aboutissement de la poésie à laquelle je m’étais voué dans ma jeunesse, de la poesie que j’ai continué à servir, au mépris de tout ce qui n’est pas elle. Vous vous êtes trouvée là comme par enchantement, et si jamais vous démêlez trace de tristesse dans ces paroles que pour la première fois j’adresse à vous seule, dites-vous que cet enchantement continue et continuera à ne faire qu’un avec vous, qu’il est de force à surmonter en moi tous les déchirements du coeur. Toujours et longtemps, les deux grands mots ennemis qui s’affrontent dès qu’il est question de l’amour, n’ont jamais échangé de plus aveuglants coups d’épée qu’aujourd’hui au-dessus de moi, dans un ciel tout entier comme vos yeux dont le blanc est encore si bleu. De ces mots, celui qui porte mes couleurs, même si son étoile faiblit à cette heure, même s’il doit perdre, c’est toujours. Toujours, comme dans les serments qu’exigent les jeunes filles. Toujours, comme sur le sable blanc du temps et par la grâce de cet instrument qui sert à le compter mais seulement jusqu’ici vous fascine et vous affame, réduit à un filet de lait sans fin fusant d’un sein de verre. Envers et contre tout j’aurai maintenu que ce toujours est la grande clé. Ce que j’ai aimé, que je l’aie gardé ou non, je l’aimerai toujours. Comme vous êtes appelée à souffrir aussi, je voulais en finissant ce livre vous expliquer. J’ai parlé d’un certain « point sublime » dans la montagne. Il ne fut jamais question de m’établir à demeure en ce point.

Il eût d’ailleurs, à partir de là, cessé d’être sublime et j’eusse, moi, cessé d’être un homme. Faute de pouvoir raisonnablement m’y fixer, je ne m’en suis du moins jamais écarté jusqu’à le perdre de vue, jusqu’à ne plus pouvoir le montrer. J’avais choisi d’être ce guide, je m’étais astreint en conséquence a ne pas démériter de la puissance qui, dans la direction de l’amour éternel, m’avait fait voir et accordé le privilège plus rare de faire voir. Je n’en ai jamais démérité, je n’ai jamais cessé de ne faire qu’un de la chair de l’être que j’aime et de la neige des cimes au soleil levant. De l’amour je n’ai voulu connaître que les heures de triomphe, dont je ferme ici le collier sur vous. Même la perle noire, la dernière, je suis sûr que vous comprendrez quelle faiblesse m’y attache, quel suprême espoir de conjuration j’ai mis en elle. Je ne nie pas que l’amour ait maille à partir avec la vie. Je dis qu’il doit vaincre et pour cela s’être élevé à une telle conscience poétique de lui-même que tout ce qu’il rencontre nécessairement d’hostile se fonde au foyer de sa propre gloire.

Du moins cela aura-t-il été en permanence mon grand espoir, auquel n’enlève rien l’incapacité où j’ai été quelquefois de me montrer à sa hauteur. S’il est jamais entré en composition avec un autre, je m’assure que celui-ci ne vous touche pas de moins près. Comme j’ai voulu que votre existence se connût cette raison d’être que je l’avais demandée à ce qui était pour moi, dans toute la force du terme, la beauté, dans toute la force du terme, l’amour – le nom que je vous donne en haut de cette lettre ne me rend pas seulement, sous sa forme anagrammatique, un compte charmant de votre aspect actuel puisque, bien après l’avoir inventé pour vous, je me suis aperçu que les mots qui le composent, page 66 de ce livre, m’avaient servi à caractériser l’aspect même qu’avait pris pour moi l’amour : ce doit être cela la ressemblance -j’ai voulu encore que tout ce que j’attends du devenir humain, tout ce qui, selon moi, vaut la peine de lutter pour tous et non pour un, cessât d’être une manière formelle de penser, quand elle serait la plus noble, pour se confronter à cette réalité en devenir vivant qui est vous. Je veux dire que j’ai craint, à une époque de ma vie, d’être privé du contact nécessaire, du contact humain avec ce qui serait après moi. Après moi, cette idée continue à se perdre mais se retrouve merveilleusement dans un certain tournemain que vous avez comme (et pour moi pas comme) tous les petits enfants. J’ai tant admiré, du premier jour, votre main. Elle voltigeait, le frappant presque d’inanité, autour de tout ce que j’avais tenté d’édifier intellectuellement. Cette main, quelle chose insensée et que je plains ceux qui n’ont pas eu l’occasion d’en étoiler la plus belle page d’un livre! Indigence, tout à coup, de la fleur. Il n’est que de considérer cette main pour penser que l’homme fait un état risible de ce qu’il croit savoir. Tout ce qu’il comprend d’elle est qu’elle est vraiment faite, en tous les sens, pour le mieux. Cette aspiration aveugle vers le mieux suffirait à justifier l’amour tel que je le conçois, l’amour absolu, comme seul principe de sélection physique et morale qui puisse répondre de la non-vanité du témoignage, du passage humains.

J’y songeais, non sans fièvre, en septembre 1936, seul avec vous dans ma fameuse maison inhabitable de sel gemme. J’y songeais dans l’intervalle des journaux qui relataient plus ou moins hypocritement les épisodes de la guerre civile en Espagne, des journaux derrière lesquels vous croyiez que je disparaissais pour jouer avec vous à cache-cache. Et c’était vrai aussi puisqu’à de telles minutes, l’inconscient et le conscient, sous votre forme et sous la mienne, existaient en pleine dualité tout près l’un de l’autre, se tenaient dans une ignorance totale l’une de l’autre et pourtant communiquaient à loisir par un seul fil tout-puissant qui était entre nous l’échange du regard. Certes ma vie alors ne tenait qu’à un fil. Grande était la tentation d’aller l’offrir à ceux qui, sans erreur possible et sans distinction de tendances, voulaient coûte que coûte en finir avec le vieil « ordre » fondé sur le culte de cette trinité abjecte : la famille, la patrie et la religion. Et pourtant vous me reteniez par ce fil qui est celui du bonheur, tel qu’il transparaît dans la trame du malheur même. J’aimais en vous tous les petits enfants des miliciens d’Espagne, pareils à ceux que j’avais vus courir nus dans les faubourgs de poivre de Santa Cruz de Tenerife. Puisse le sacrifice de tant de vies humaines en faire un jour des êtres heureux ! Et pourtant je ne me sentais pas le courage de vous exposer avec moi pour aider à ce que cela fût.

Qu’avant tout l’idée de famille rentre sous terre! Si j’ai aimé en vous l’accomplissement de la nécessité naturelle, c’est dans la mesure exacte où en votre personne elle n’a fait qu’une avec ce qu’était pour moi la nécessité humaine, la nécessité logique et que la conciliation de ces deux nécessités m’est toujours apparue comme la seule merveille à portée de l’homme, comme la seule chance qu’il ait d’échapper de loin en loin à la méchanceté de sa condition. Vous êtes passée du non-être à l’être en vertu d’un de ces accords réalisés qui sont les seuls pour lesquels il m’a plu d’avoir une oreille. Vous étiez donnée comme possible, comme certaine au moment même où, dans l’amour le plus sûr de lui, un homme et une femme vous voulaient.

M’éloigner de vous ! Il m’importait trop, par exemple, de vous entendre un jour répondre en toute innocence à ces questions insidieuses que les grandes personnes posent aux enfants : « Avec quoi on pense, on souffre? Comment on a su son nom, au soleil ? D’où ça vient la nuit? » Comme si elles pouvaient le dire elles-mêmes ! Étant pour moi la créature humaine dans son authenticité parfaite, vous deviez contre toute vraisemblance me l’apprendre…

Je vous souhaite d’être follement aimée.

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Collage de Aube Breton

Que ce soit dans sa correspondance ou dans ses essais, l’imbrication de la vie et de l’ouvre d’André Breton est étroite, nous sommes toujours dans sa maison de verre.  » Le merveilleux quotidien  » du poète ne cesse de s’y constituer, comme le montrent ces très belles lettres à sa fille : le surréalisme, la préparation d’une nouvelle revue ou d’une exposition, les dessins de la main de l’auteur, l’affaire de la grotte de Cabrerets, les réactions indignées à la nouvelle de l’alunissage de la sonde soviétique en septembre 1959… Pour la première fois, grâce à l’autorisation d’Aube Breton, qui a souhaité rendre publique cette correspondance (tout en respectant la clause particulière du testament de son père), nous avons accès à des pans méconnus de la vie de Breton, qui ne pourront que combler ses lecteurs inconditionnels et éveiller la curiosité des autres.

Lettres à Aube (1938-1966), André Breton, Gallimard

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CHANCELANTE

J’étais de nouveau près de vous, ma belle vagabonde, et vous me montriez en passant la tour Saint-Jacques sous son voile pâle d’échafaudages qui, depuis des années maintenant, contribue à en faire le grand monument du monde à l’irrévélé. Vous aviez beau savoir que j’aimais cette tour, je revois encore à ce moment toute une existence violente s’organiser autour d’elle pour nous comprendre, pour contenir l’éperdu dans son galop nuageux autour de nous :
A Paris la tour Saint-Jacques chancelante 
Pareille à un tournesol
Ai-je dit assez obscurément pour moi dans un poème, et j’ai compris depuis que ce balancement de la tour était surtout le mien entre les deux sens en français du mot tournesol, qui désigne à la fois cette espèce d’hélianthe, connue aussi sous le nom de grand soleil et le réactif utilisé en chimie, le plus souvent sous la forme d’un papier bleu qui rougit au contact des acides.

André Breton, L’Amour fou

tumblr_mf57zs7KIG1qm6qwdo1_r1_500Photographie de Brassaï

ARCANE(S)

« L’ésotérisme, toutes réserves faites sur son principe même, offre au moins l’immense intérêt de maintenir à l’état dynamique le système de comparaison, de champ illimité, dont dispose l’homme, qui lui livre les rapports susceptibles de relier les objets en apparence les plus éloignés et lui découvre partiellement la mécanique du symbolisme universel »

(…)

« Quelles ressources de félinité, de rêverie à se soumettre la vie, de feu intérieur à aller au-devant des flammes, d’espièglerie au service du génie et, par-dessus tout, de calme étrange parcouru par la lueur du guet, ne sont pas contenues dans ces instants où la beauté, comme pour faire voir plus loin, soudain rend vaine, laisse mourir à elle la vaine agitation des hommes ! »

André Breton, Arcane 17

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