ÂMES & AUTOMATES

Les fabricants d’automates imaginent des automates écrivains afin de raconter l’histoire des automates.

Ce soir au Regent Theatre de Stoke-on-Trent, on jouera la pièce rare Le Double meurtre de l’automate* de qui vous savez. Il y aura peut-être cet étrange spectateur qui assiste à toute les pièces, à chaque représentation, observe, et se tait.
Parce qu’il existe des coups de cœur comme des coups de théâtre, il revient chaque soir, élégant et pâle.
Le spectateur deviendra-t-il, après le spectacle, quand la nuit aura gagné les ruelles et les coulisses du théâtre, le meurtrier raffiné de Le Double meurtre de l’automate* ?
Et si le personnage de théâtre, notre théâtre, était un fantôme tout de chair ; et si celui qui le regarde était capable de lui ravir la place ?
La scène est une répétition qui donne le change, c’est en coulisse, au cœur des mécanismes, que les vrais effrois font sang et sens.

« La mort écoute les mots. Elle les a déjà entendus. Elle aussi possède un exemplaire de la pièce. » Joseph O’Conor, nous le rappelle, sans excès. Dans « Muse », à découvrir aux éditions Phébus.

*Le Double meurtre de l’automate de John B. Frogg nous conte l’histoire de l’inventeur Anatole qui cherche, en vain, à mettre au point un automate assassin afin de prouver la supériorité vertueuse de la machine sur l’homme. Lassé de ses échecs, il se décide à tuer un innocent à la place de l’automate. Alors qu’il se croit soupçonné, il met fin à ses jours par pendaison, mais maquille son crime, de sorte à faire croire qu’il a été assassiné par sa créature.

 

Machine à doigts, oeuvre de Orianne Poncet
Automate à manivelle, Laiton, acier et résine

MIROIR, DIS-MOI…

 

Et comme l’a si justement écrit, puis démontré, John B. Frogg, l’écrivain et détective de l’occulte dans son ouvrage de référence Effrois & conversations d’outre-tombe – éditions Esculape frères – : « Il existe bel et bien un « de l’autre côté », mais de quel côté sommes-nous ? »

CRÂNE PASSION

Splendeur hypnotique de l’abysse, également effroi, vraies fausses vérités ou faussement vraies ou bien vraiment fausses ou bien passablement exactes ou bien partiellement erronées, fiction nuisant à la réalité – à moins que ce ne soit l’inverse – références fiables et citations extravagantes, sens multiples invraisemblables, en un mot : enchevêtrements. Balancement, binôme, entre-deux, yin et yang, pourtant ni tout l’un, ni tout l’autre ; il n’y a pas de gauche ou de droite, de nord ou de sud, mais l’infini des nuances qui se masquent toutes, le labyrinthe de l’à peine croyable.

Quand l’aura-t-on quittée, la trop confortable route de l’évidence dans Le Collectionneur de Providence ou Petit Traité de crânophilie, très brillante nouvelle fantastique d’Éric Poindron ? Sera-ce dès l’incipit, au sortir du train du héros, William Hope Hodgson, vrai vivant cependant ? A moins que l’on se sera détourné du droit chemin dès les citations en exergue, celle de John B. Frogg notamment ?

      « Derrière la vérité, il existe une autre vérité ; laquelle est la vérité ? »

Main dans la main avec Hodgson, on croira d’abord s’aventurer dans un récit de Poe. Et puis, non. Ce sera un autre panorama. La rassurante dimension soudain en percutera une autre. Fiction teintée de réalité, à présent historiée d’une once de fiction. Le cocher H.G. Wells, l’hôte « biblio-phrénologue » Lovecraft, les livres rares et… la collection de crânes cirés portant mentions manuscrites.
Loin de la vanité baroque en laquelle voisinent couramment livres et crânes humains, le rapport s’inverse ici comme dans une messe noire, le luciférien prenant le pas sur la paix des tombeaux.
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Éric Poindron écrit avec une habileté, une souplesse déconcertantes : graduellement, son récit avance et, sans coup férir, bascule d’une région à une autre, de la route sombre à la librairie, de la salle à manger à la biblio-crânothèque. Aussi le lecteur zigzague-t-il malgré lui de l’appréhension à la crainte, de la stupéfaction à l’horreur. L’auteur manie avec brio un certain illusionnisme stylistique, d’un classicisme mâtiné de références nombreuses qui ne s’interdit ni le croisement ni le dépoussiérage de celles-ci. D’aucuns diraient une forme manifeste de modernité.
N’en étant pas à son coup d’essai, Éric Poindron s’est déjà révélé un auteur prolifique. Son blog en témoigne. Il est également un habitué des éditions les Venterniers qui ont fait, avec cette publication, une œuvre admirable, dont il serait injuste de ne pas dire un mot. Car l’opus a bénéficié des soins les plus attentifs, avec un choix vigilant de papiers de bons grammages et deux plats « épaissement » cartonnés qui raviront les bibliophiles soucieux tout autant de leur livre que de leur vanité. La première de couv’, ajourée de six carreaux comme une fenêtre que le lecteur s’apprête à ouvrir sur le verbe, dévoile six crânes rigolards.
Et il y aura de quoi rire ! Parce qu’en dépit de leur souriante hideur, n’aurez-vous pas déjà pénétré leur infernal royaume ?

© David Georges Picard pour « Gaudium Libri » 

Le Collectionneur de Providence, ou Petit Traité de crânophilie, suivi de L’Affaire John B. Frogg, ou le mystère de la citation de l’écrivain mystère, Éric Poindron éditions Les Venterniers

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JOHN B. FROGG

Onirocryptobibliopathonomadilabyrinthique
ou
« L’Affaire John B. Frogg »

par François Leprince-Declève 

Depuis 2009, Eric Poindron étudie la vie et l’oeuvre de l’écrivain énigmatique et quasi fantôme John B. Frogg, auteur de Funestes spicilèges (éditions M.Hesselius), Bibliotaxidermia ou du bel art de la conservation après l’assassinat (Cheynewalk éditeur), Humpty Dumpty’s memories (limited édition, 1898), Fantasmagories (éditions Cornélius Constant).

La célèbre citation de John B. Frogg « Derrière la vé­rité, il existe une autre vérité, laquelle est la vérité ? » que Didier Decoin, de l’Académie Goncourt, cite au début de son roman Une Anglaise à bicyclette (éditions Stock et Le livre de poche) est du reste l’objet de nombreuses analyses cryptobibliopathonomadiques :

Une phrase que Didier Decoin a fort justement placée en exergue de son livre sur l’art du mensonge et les bienfaits de ­l’illusion mais au fait, qui est donc ce John B. Frogg ? » (Christine Ferniot Télérama numéro 3207, 2 juillet 2011)

La Libre Belgique : « Derrière la vérité existe une autre vérité. Laquelle est la vérité ? », interroge l’exergue de John B. Frogg.
Didier Decoin : La vérité romanesque est peut-être plus vraie. Certains romans sont d’une telle intuition qu’ils sont la vérité. En exergue du film Icare, dont j’ai signé le scénario et Henri Verneuil la mise en scène, je citais Bernard Shaw : “Mon histoire est vraie parce que je l’ai complètement inventé”.  (Entretien avec Didier Decoin, La Libre Belgique, le 4 juillet 2011)

Eric Poindron imagine son enquête comme un work in progress et a tenté de résoudre, en partie, l’énigme John B. Frogg dans BSC newsLe Magazine du BibliophileLa Revue des Ressources et L’Affaire John B. Frogg ou le mystère de la citation de l’écrivain mystère, éditions les Venterniers, 2013.

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CRÂNOPHILIE

Par Matthieu Hervé

Certains écrivains portent leur bibliothèque dans leurs œuvres. À les lire on peut aisément retrouver les auteurs qu’ils apprécient et qui les influencent. Souvent, ces auteurs se lancent aussi dans un jeu de références, de citations et d’allusions plus ou moins codées, des séries de liens intertextuels, comme autant de brèches entre la réalité et la fiction, qui parfois deviennent aussi importantes et stimulantes que le récit proposé lui-même. Je pense évidemment à Borges ou Lovecraft, qui ont su rêver des livres et retrouver, en clin d’œil ou en hommage, des personnages de l’imagination d’autres auteurs.
Et c’est vers ces auteurs là qu’Eric Poindron se tourne dans Le collectionneur de providence, ou petit traité de crânophilie. De façon explicite d’abord, puisque son histoire est dominée par la figure inquiétante de Lovecraft. William Hope Hodgson, écrivain fantastique de renom, collectionneur d’ouvrages rares, débarque dans une gare inquiétante, au pied des montagnes noires, à la recherche d’une maison isolée et d’un ouvrage rare au titre évocateur De la Bibliotaxidermia ou du bel art de la conservation après l’assassinat. Il est mis sur cette piste après la découverte, dans les pages d’un autre vieux livre déniché chez un bouquiniste, d’un message signé de Lovecraft lui-même, faisant référence à des actes maléfiques. Alors perdu dans un chemin sombre, malveillant, il sera secouru et invité par un homme qui se révèlera également s’appeler Lovecraft, sorte de double fantasmé de l’auteur américain. Le ton est donné, une aventure dans et avec les livres, en même temps qu’elle traverse ces paysages menaçants et ces grandes maisons lugubres.
Mais plus que l’intrigue elle-même, (sur laquelle je ne m’attarderais pas, pour ne pas en dévoiler les péripéties, qui suivent aussi cette tonalité mêlant baroque et gothique, érudition et perversion macabre) c’est davantage le jeu entre fiction et réalité, fantasmes et hallucinations du personnage, qui semble motiver le récit et lui donne son relief. Car William Hope Hodgson est un écrivain réel, avec une biographie et une œuvre de fiction riche. Pour ceux qui ne connaissent pas (moi le premier), nous sommes renvoyés à une courte notice biographique, (des descriptions subjectives, ouvrant parfois, au détour d’une digression, une autre piste, liée ou non au récit central) la première d’une série sur des écrivains (comme Robert Bloch ou Marcel Scwhob), des aventuriers, des occultistes ou des peuples surnaturels par exemple. Concrètement placées au centre du récit, l’importance de ces notices est ainsi mise en avant. On y trouve alors un ensemble de références, qui prennent leur importance dans l’intrigue principale, non pas en la réorientant, mais en y associant de nouvelles entrées de lecture, des strates qui se superposent les unes aux autres, changeant implacablement la texture du récit. On y apprend, par exemple, mais comme en passant, que l’ami d’Hodgson, le personnage central, est dans la réalité le héros de la plupart de ses romans fantastiques. Le récit semble alors déborder, se plonger en mille miroirs, dans lesquels il se reflète et se décale. Et ce décalage constant en est sa dynamique, sa base instable et mouvante.
Sous les airs d’une nouvelle gothique, concrètement contaminée par l’influence fantastique de Lovecraft, Poindron offre donc un récit en trompe l’œil. On pense d’abord à un jeu, un jeu malin qui est aussi une relecture des œuvres dont il se nourrit. Mais à mesure que la lecture progresse, le sens du jeu nous échappe, la somme des références, les liens qu’elles tissent entre elles, le transforme en une sorte de labyrinthe mystérieux, dans lequel il n’y aurait pas d’issue, ni sens ni vérité. Ou que celle-ci n’aurait de cesse de se dérober, que ce glissement en constitue justement l’essence.
C’est d’ailleurs ce qu’Eric Poindron pointe, dans une ultime pirouette. Après la nouvelle, en deux épilogues, il tente en effet de raconter sa propre rencontre avec John B. Frogg, auteur de la citation, « derrière la vérité se cache une autre vérité. Laquelle est la vérité ? » et de l’ouvrage recherché par Hogdson. D’une certaine manière, il est donc aussi au centre de la nouvelle qui précède. Poindron décrit les traces fictives de l’existence de Frogg, en le replaçant dans une réalité plus palpable, plus contemporaine. Mais ces épilogues seront finalement une autre manière d’ouvrir le récit, de ne pas le terminer, de lui offrir une ultime ramification. Comme si l’histoire contée auparavant n’était qu’un subterfuge, où le prélude d’une histoire qui se trouve ailleurs et qu’il faudrait fouiller et prolonger.

N. B. A noter au passage le travail de la maison d’édition les Venterniers, que je ne connaissais pas auparavant, qui propose des livres faits-main, ici un livre magnifique, un bel objet en soi et qui, à l’époque du numérique, en ajoutant d’autant au côté fantastique et sophistiqué de l’histoire qu’il contient, nous donne l’impression de lire un livre qui n’existe plus.

Le Collectionneur de Providence, ou Petit Traité de Crânophilie, suivi de L’Affaire John B. Frogg ou le mystère de la citation de l’écrivain mystère Eric Poindron, Editions les Venterniers.

© Matthieu Hervé pour Nocturama

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