DE L’INSPIRATION

Ah l’admirable Monselet (1825-1888) qui fut à la fois piéton et malin, écrivain et critique gastronomique – que dis-je « roi des gastronomes ! -, homme d’esprit et cuisinier. On ne le lit plus guère et pourtant quelques lignes, les jours de pluies, ou de neigne, suffisent à redonner de l’allégresse aux populations moroses et au grabataires.

COMMENT SE FONT LES VAUDEVILLES

Il y a un vaudevilliste nommé D***, qui est très-mélancolique et qui ne peut trouver les sujets de ses vaudevilles qu’en suivant les enterrements. Enterrement de ses amis ou de ses ennemis, peu lui importe. Il sort de chez lui, il prend des gants blancs, qui lui ont facilité déjà plusieurs situations ; il revêt un habit noir instigateur de couplets, il se met à la queue du convoi et penche la tête d’un air navré. A vrai dire, il serait très-embarrassé de nommer le mort qu’il suit, mais il ne s’en préoccupe que médiocrement ; ce qu’il guette, c’est une idée nouvelle, c’est un dénoûment curieux, une exposition inusitée. Il a déjà fait de la sorte plusieurs pièces d’un fort comique et d’un entrain délicieux. Lorsqu’il trouve un calembour sur le bord d’une fosse, il s’estime l’homme le plus heureux du monde. D*** est d’ailleurs un convive charmant, qui improvise de spirituelles chansons au dessert.

Extrait de Figures Parisiennes, 1854

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A LA BIBLIOTHÈQUE

Et pour les plus studieux d’entre vous, il est encore temps de refaire un tour à la bibliothèque Richelieu avec l’ami lettré et gastronome Charles Monselet…

On nous permettra de commencer cette esquisse par le département des Imprimés, – et de pénétrer dans la grande salle de lecture, encore déserte.

Auparavant, tâchons de bien saisir le sens et les termes du règlement, qui est placardé sur la porte.

Voici ce que dit ce règlement :

« Ne seront point communiqués les ouvrages contraires aux moeurs, les pièces de théâtre, les oeuvres dramatiques des auteurs vivants, les romans publiés séparément ou faisant partie des oeuvres d’un auteur (il paraît qu’il y a – à la Bibliothèque – des romans qui ne font point partie des oeuvres de leurs auteurs), les éditions dites illustrées, les journaux français quotidiens des vingt dernières années, les brochures politiques ou de circonstance, les almanachs d’adresses, les livres purement scolaires de tout genre, et les ouvrages qui se trouvent dans les cabinets de lecture.

Hum ! voilà bien des choses destinées à n’être point communiquées !

La dernière ligne surtout est singulière :

« …. Les ouvrages qui se trouvent dans les cabinets de lecture. » Mais on n’y trouve pas rien que l’Enfant du Carnaval, dans les cabinets de lecture ! Nous en connaissons où abondent les livres d’histoire et de science. Le règlement nous la baille belle, en vérité.

LA SALLE DE LECTURE. – LES EMPLOYÉS-PHARES :

M. COMBETTE, M. CHÉRON. M. VINTRE.

Nous ne décrirons pas cette salle immense, ou plutôt cette galerie, connue de toute l’Europe savante ; les livres en constituent d’ailleurs l’unique décoration. – L’oeil y découvre, après le premier examen dû à l’ensemble, un bureau central et trois autres petits bureaux, placés de distance en distance comme des phares, et occupés par des employés solitaires.

Le premier de ces employés, faisant face à la porte d’entrée, est M. Combette, – ou le phare de Bréhat. Le second de ces employés, situé au milieu de la salle, est M. Paul Chéron, – ou le phare de Cordouan. Le troisième, relégué à l’autre extrémité, est M. Vintre, – ou le phare de Biarritz. Consacrons quelques lignes à chacune de ces physionomies.

M. Combette est l’homme impassible par excellence : rien ne l’émeut, rien ne l’étonne. A peine entré, il quitte ses bottes, – de fortes bottes, avec de fortes empeignes, de fortes semelles et de fortes tiges, – et il met des chaussons de lisière. Dans un âge plus candide, M. Combette, ignorant le mal et les méchants, abandonnait ses bottes dans les salles d’en-bas ; mais, depuis un événement odieux et qui se refuse à toute narration, il ne les perd plus du regard ; elles reposent, comme de fidèles compagnes, à côté de son bureau.

Une calotte de couleur ponceau orne le chef placide de M. Combette. Dans les intervalles de repos que lui  laissent les habitués de la Bibliothèque, il dévore la collection du Musée des Familles, il en fait sa substance, son tout. – Pour lui, la vie est bornée au nord par le Musée des Familles ; au sud, par le Musée des Familles ; à l’est et à l’ouest, encore par le Musée des Familles. Le Magasin pittoresque l’effraie un peu : ce mot de pittoresque ne lui semble pas avoir une allure et une prononciation orthodoxes ; cela sent le romantisme, – tandis que le Musée des Familles, cela est plus bourgeois, plus digne, plus rassis. Il l’abandonne cependant quelquefois, mais c’est pour aller se chauffer devant une des bouches du calorifère. M. Combette traîne un fauteuil bien en face du conduit calorique, il s’y installe, appuie les paumes de ses mains sur ses genoux et les descend le long de ses tibias avec une certaine vigueur, en poussant de petits cris de satisfaction ; il les remonte lentement et recommence ce manége pendant quelques minutes ; sa figure revêt une expression béate, il ferme les paupières, il frissonne de volupté, il produit des gonflements avec ses joues. C’est un homme heureux, – jusqu’à ce qu’un lecteur impitoyable le renvoie à son pupitre.

Ce que M. Combette donne le plus et le mieux, ce sont les manuels-Roret. En dehors de cette spécialité, il est tout despotisme ou tout caprice.

Un jour, un de nos amis eut besoin, pour une étude sur un personnage très connu, de consulter Adèle et Théodore. Dans ce roman, madame de Genlis donne quelques détails assez curieux sur l’enfance du personnage en question. Après avoir, à force de diplomatie, conquis l’autorisation des conservateurs, notre ami se rend près de M. Combette et lui remet son bulletin. – M. Combette le lit attentivement, part, et revient avec les Veillées du Château.

– Mais ce ne sont pas les Veillées du Château que je vous ai demandées ; c’est Adèle et Théodore.

– Eh bien ! répond M. Combette, vous voulez lire madame de Genlis, n’est-ce pas ? voilà un ouvrage de madame de Genlis !

Et M. Combette se remet tranquillement à la lecture du Musée des Familles.

Un autre jour, un lecteur lui présente un bulletin ainsi conçu : les Grandes Chroniques de France. Tout le monde sait qu’il s’agit de la Chronique de Saint-Denis. M. Combette fait un signe d’intelligence, part, et revient avec Froissart. Vives réclamations. Cette fois, M. Combette eut un léger mouvement d’impatience, et ce fut avec une nuance d’aigreur assez prononcée qu’il répondit :

– Eh bien ! vous demandez des chroniques, n’est-ce pas ? en voilà une ; lisez d’abord celle-ci, je vous en donnerai une autre après…

M. Paul Chéron, l’employé du milieu de la salle, n’est occupé qu’à se dissimuler le plus possible aux yeux du public. Pour cela, il s’entoure d’une citadelle de livres, qui ne laissent voir qu’une tête jaune ; le reste de son corps est engouffré dans un fauteuil immense. Son voeu serait de passer pour un lecteur ordinaire, pour le premier venu. Lorsqu’on l’interroge, il ne répond pas ; insiste-t-on, il gémit, il lève les yeux au ciel, il frappe du pied. Gardez-vous de lui demander aucun renseignement ! – Est-il frappé en pleine poitrine par un bulletin lancé du bureau central, M. Chéron se résigne ; il s’arrache lentement à son fauteuil, il prend le bulletin des mains du quidam, sans le regarder, sans l’écouter. Ce quidam a dérangé M. Chéron, – M. Chéron ne pardonnera jamais à ce quidam.

De quelle occupation cependant a-t-on détourné M. Chéron ? M. Chéron refait la France littéraire de Quérard, – que M. Quérard refait lui-même de son côté. Mais cela est bien égal à M. Chéron !

Le troisième employé, M. Vintre, occupe, comme nous l’avons dit, le fond de la galerie, à côté de la salle vitrée, dite salle du Parnasse. M. Vintre n’a que deux manies : – la première, c’est de vous dissuader de prendre l’ouvrage que vous lui demandez ; – la seconde, c’est, lorsque la première n’a pas réussi, de vous envoyer vous-même chercher votre livre, sous l’escorte d’un frotteur.

A l’aide de ces trois silhouettes, on peut déjà formuler l’axiome suivant :

Tout bibliothécaire est ennemi du lecteur.

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Oeuvre de Sophie Calle, Bibliothèque Nationale