Par Jules Janin
C’est une des folies du moment et une des fureurs de la mode. On va dans quelque temps organiser une Exposition universelle de cartes postales et la carte postale aura son Salon, comme la peinture, l’architecture et la gravure. L’idée est ingénieuse et parmi les millions et les millions de cartes postales jetées à pleines mains à travers le monde, il s’en trouvera certainement de fort artistiques. Mais quelle innombrable variété! […]
Elle a tous les aspects, la carte postale, elle subit tous les avatars, elle mérite toutes les épithètes: elle est géographique ou historique, biographique ou satirique, polychrome ou monochrome, anti-alcoolique ou folâtre, elle va du paysage au portrait, de la caricature au sermon, du champ de manœuvre au théâtre. Elle suit l’actualité à la piste, elle a des allures de polémiste ou des velléités vengeresses de moraliste. Elle popularise les visites de souverain et les audiences du procès Humbert. Elle est patriotique et nous montre dans la variété de leurs uniformes les cols bleus de nos marins ou les pantalons rouges de nos soldats. L’empereur Guillaume II, toujours prêt à utiliser un événement ou un fait, commandait de fort belles cartes postales pour donner à la foule une idée de la marine allemande. Instrument de science, la carte postale est aussi malheureusement, dans son désir d’allécher le client, pornographique et décolletée, comme si elle avait pour but de servir d’illustrations à toute cette littérature de débauche et de décadence, cette pseudo-littérature qui s’étale aux devantures des libraires et ne devrait avoir de refuge que dans l’enfer des bibliothèques. La carte postale est une sorte de Protée photographique, et pour les voyageurs elle a surtout cet avantage inappréciable de remplacer la lettre, la lettre intime, qu’on n’a pas le temps d’écrire, de la réduire à sa plus simple expression, de la supprimer presque: – Quatre mots sur une carte postale, c’est si commode!
Sans doute. Mais a-t-on bien réfléchi à ce que cache de paresse et somme d’égoïsme inconscient, d’indifférence dissimulée sous la hâte, ce sentiment de la commodité, cette facilité qu’on a de se débarrasser rapidement par une carte postale de la lettre qu’on avait plaisir à envoyer autrefois? Quatre mots dans un coin du paysage, un salut en passant sur un pan de ciel ou un bout de mer, le petit carton jeté dans la boîte d’un hôtel, et, preste, on est quitte de toute confidence. Bonjour, bonsoir. A bientôt! Voilà les modernes impressions de voyage. Le facteur en distribue ainsi par milliers, chaque matin.
On ne voit pas bien Mme de Sévigné écrivant des chefs-d’œuvre cursifs sur une carte postale, et c’est cependant ce qu’elle ferait aujourd’hui sans doute en expédiant à Mme de Grignan la photographie des Rochers. Mieux encore: dans son impatience maternelle, elle solliciterait l’établissement d’un téléphone en Bretagne et c’est par allô allô qu’elle donnerait des nouvelles à sa fille et à ses correspondants. S’imagine-t-on ce que nous aurions perdu!
Et bien que les Sévignés soient rares – calcule-t-on ce que présentement la carte postale et le téléphone nous font perdre de jolis billets et de délicates causeries! Les femmes, qui sont bavardes, jasent volontiers la plume à la main. Avec le téléphone elles n’ont plus besoin de l’encrier et toutes leurs chroniques, leurs on dit, leurs propos, leurs médisances, le charme aussi de leur esprit et de leur cœur, s’évaporent sur la petite planchette jaune de l’appareil.
Le téléphone! C’est délicieux et miraculeux, le téléphone, et, comme disent les amateurs de la carte postale, c’est si commode! Mais cela tue un peu plus encore chaque jour et à toute heure cet art si délicieusement français qu’on appelle la correspondance. […]
Mais le télégramme même, si bref, si coupant, si déconcertant quelquefois par ses mots incompréhensibles, le télégramme du moins reste vivant dans son laconisme et, même sans l’autographe de celui, qui l’expédie, il semble pourtant contenir un peu de la personne qui l’envoie. Il nous parle encore après des années. Et voilà bien ce que je reproche à la carte postale c’est un instrument d’émondage. Elle détruit la causerie écrite. Elle est une des formes du style télégraphique. Le laconisme lui suffit. Elle nous apporte, il est vrai, des vues de pays lointains, de pics élevés, des déserts, des forêts, des scènes familières de peuplades quasi fantastiques. Elles nous composent un petit musée ethnographique familier et amusant. Mais elle ne nous donne qu’à l’état sommaire, en réduction, en miniature, la pensée de l’ami éloigné. Je vois bien qu’il a songé à moi puisqu’il a mis, au fond de la Russie ou du Transvaal, ce bout de carton à la poste. Mais à quoi songeait-il en même temps? Quels étaient la pente de son esprit, l’état de son cœur? Elle ne nous le dit pas, la pittoresque carte postale, et celui ou celle qui y jetait pour nous quelques lignes aurait eu d’ailleurs trop de pudeur pour le dire, puisque la carte postale est un feuillet d’album qui se déchiffre à livre ouvert.
Article paru dans Le Figaro du 28 août 1903