ERIC POINDRON, COLLECTIONNEUR COMPULSIF

Éric Poindron est un homme à tout lire. À tout faire aussi. Piéton à Paris, pèlerin et colporteur, veilleur de nuit, déménageur, bûcheron, nègre, scénariste, écrivain et éditeur, il est un cabinet de curiosités à lui seul. Chef d’orchestre d’un monde délicieusement archaïque, son blog renoue avec les rêves fous des polygraphes décadents. Avec délectation, Éric Poindron distille la part des anges de vieux flacons oubliés. Passage obligé pour les curieux en tous genres, amoureux des livres et de leur texture.

— Joseph Vebret : D’où vous vient cette passion pour la collection d’objets insolites et inattendus, cette passion pour les « cabinets de curiosités » ?

Éric Poindron : Dans une astrologie qui reste à inventer, je suis sans douté né sous le signe de l’insolite ascendant fétichiste. Je suis en effet obsédé par les objets, naturelles ou moins. Il faut toujours que je collectionne, que j’accumule, que je donne, que je troque. Chaque objet « me raconte une histoire », c’est ainsi, et je n’y suis pour presque rien. J’ai longtemps tout collectionné de façon désordonnée pour le plaisir – névrose ? – d’entasser. Il y aune quinzaine d’années, j’ai pris le temps, malgré moi, j’ai commencé à ordonner mes collections et l’ensemble a pris la forme d’un cabinet de curiosités. Aussi, les amis, les connaissances, les lecteurs, car j’étais alors éditeur, ce sont mis à nourri ma collectionnite en apportant à leur tour, qui un crâne, qui un objet primitif. J’ai été victime des « dons » des autres. Je n’attache aucune importance pécuniaire aux objets mais au contraire, comme le faisait André Breton, je conserve car je crois à la force magique des « traces » qui nous entourent. Souvenez-vous de ce mot du magicien André Dhôtel : « un cœur bat dans chaque pierre du chemin ». Aussi j’ai peut-être l’ouïe un peu plus fine que d’autres. Quand les petits poucets modernes dispersent avec méthode les cailloux blancs, je fais l’inverse. Je ramasse les pierres et les indices égarés sur les bas-côtés des chemins. Quand je dors dans les petits hôtels, je crains de me faire mal juger car les pierres tintent dans mes poches comme des pièces de quelques sous… Heureusement, ou malheureusement, les bandits de grands chemins n’existent plus.

Feu l’autruche à deux têtes

A force, Les livres, les disques, les films, les collections de collections et même les fantômes – que je collectionne aussi –  s’entassent dans la maison, jusqu’au grenier au toit percé qui est un peu  « mon château de Sigognac. »

Et comme je dois beaucoup aux cabinets de curiosités, je prépare avec quelques comparses écrivains, critiques d’art ou scientifiques un livre inclassable sur le sujet. Le livre ressemblera à un cabinet de curiosités. Il sera question de d’animaux qui n’existent pas, de collections secrètes, de bibliographies insolites ou de taxidermie humaine, par exemple.

« L’adorable perroquet » ; on ne l’entend pas…

 — Vous allez plus loin que les objets, vous « collectionnez » aussi les perles littéraires, les histoires et anecdotes d’écrivains méconnus, oubliés, fous, poètes maudits et autres ratés ou génies des mots. Est-ce un prolongement naturel ?

Mes obsession ressemblent à un livre aux allures de malle sans fond, à des chemins multiples et dérobés, où s’égarent et se confondent, les poètes anonymes et le jardin secret des grands hommes, les bibliothèques incongrus ou les musées de province, les rivières graciles et la géographie inventée, les savants d’antan et les explorateurs forcenés. Voilà, écrire, c’est partir en voyage pour emmener aussi des amis… Ecrivains ou non, vivant ou morts. Souvenez vous des mots de René-Guy Cadou, écrire pour « se sauver, pour saluer ce qui reste, un bourgeon de soleil oubliés sur la veste, les géographies tremblantes du chemin ». Alors je fais une place de choix aux poètes rares, aux haïkiste japonais, aux conteurs arabes, aux « insignifiants » de bord de route », aux sauvages essentiels (François Augérias, Joseph Delteil, Max Rouquette et les autres), aux rencontres inventées. Appelons ça mes « confusions poétiques », mes licences de l’égarement.

— Quelle a été votre première rencontre physique avec le livre ? Vos premières lectures ? Bref, les grandes lignes de votre parcours bibliophilique.

J’ai rencontré James Olivier Curwood dès que j’ai su lire. Curwood m’a fait découvrir Le Dernier des mohicans de Fenimore Cooper, Jacques London et ou Robert-Louis Stevenson à qui j’ai consacré un livre, Belle étoiles, « un roman de voyage » sur son épopée pédestre et Cévenol. Durant mon enfance, deux personnages  furent aussi des amis rares : Le Rouletabille de Gaston Leroux et Sherlock Holmes de Sir Arthur Conan Doyle qui ne m’a jamais quitté. Je collectionne tout sur le sujet et j’ai un pan de mur de la bibliothèque qui lui est consacré. Le polar contemporain ne m’intéresse guère, mais le roman policier populaire me passionne. Et du policier populaire, on passe facilement à la criminologie, à l’histoire des bourreaux, aux monstres ou au fantastique. Après le fantastique il y a le folklore de la peur et le folklore tout court et, peu, à peu, voilà comment les livres envahissent tous les murs de la maison.

La bibliophilie m’intéresse de la même façon que mes collections. Je ne cherche pas les livres chers mais les livres qui me sont précieux. Je peux collectionner toutes les éditions du Neveu de Rameau, des Scènes de la vie de Bohème de Henri Murger, du Diable amoureux de Jacques Cazotte ou des Trois Mousquetaires parce que ce sont pour moi des livres essentiels. Il y a des dizaines et des dizaines d’auteurs que j’admire et dont je collectionne toutes les éditions. En vrac : les éditions des Rubaiyat de Omar Khayyam,Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand, les œuvres de Gabriele d’Annunzio, Maurice Renard, Laurence Sterne ou Paul-Louis Courrier, Gérard de Nerval, Restif de la Bretonne ou l’ami Claude Seignolle. Pour le plaisir des illustrations, des typographies, des préfaces. Autrefois, j’achetais les vieux livres de poche en plusieurs exemplaires pour les faire circuler. J’offre beaucoup, c’est une manie incurable. Mais je collectionne aussi les traités de gastronomie, les livres d’échecs, les revues anciennes, les fous littéraires, les vieux livres de médecine et l’insolite sous toutes ses formes. Les livres entrent et sortent car ma bibliothèque est un moulin.

— Votre goût pour l’écriture précède-t-il votre collectionnite ou en est-il la conséquence ?

Ce sont deux activités distinctes et pourtant… La collection est une obsession et l’écriture une collection que j’invente. J’écris pour tenter de relier tous mes sujets d’intérêts. Et quand je commence à m’intéresser à un sujet, je collectionne tout ce qui s’y rapporte. Correspondances, objets, gravures. C’est pourquoi, la maison est remplie de masques, d’animaux empaillés, de mots encadrés, des boules de cristal, de statuettes africaines, de fétiches. Mes univers ressemblent à une porte dérobée qui me permet d’observer le monde (et l’époque que je goûte guère) derrière mon miroir sans tain. J’aime l’idée de vivre comme au XIXe siècle. Ma seule concession, ces sont les ordinateurs Macintosh. Je les ai tous possédés, ou presque, depuis le Apple II il y a plus de vingt-cinq ans. Il y a eu parfois jusqu’à six ordinateurs à la maison. Encore une collection compulsive.

— Avez-vous toujours voulu écrire ? Est-ce une seconde peau, un état d’éveil permanent ?

J’écris depuis que j’ai 14 ans. A l’époque, j’aimais énormément le théâtre. Je lisais tout et toute la journée, de Sophocle à Thomas Bernhard et je m’essayais à l’écriture. J’ai écrit une pièce que j’ai présenté au concours des Beaux-Arts qui mélangeait la comédie italienne et le happening. Ca a plus aux examinateurs puisque j’ai pu intégrer l’école malgré mon jeune âge. Je ne dis pas que c’était bon, je dis seulement que ça semblait suffisamment étrange aux professeurs pour qu’ils m’acceptent. J’avais une véritable passion pour le travail protéiforme de Tadeusz Kantor. Paradoxalement, je voulais être Mauriac ou Bernanos. Ne me demandez pas pourquoi, je l’ignore. J’aimais seulement l’idée d’être enfermée dans une grande maison, isolé de tout, afin d’étudier, lire et raconter des histoires. A ma guise.

Ecrire, ce peut être suivre des traces, chercher des indices et en déposer à son tour. Au demeurant – même si je ne demeure guère – l’aventure, ou les aventures, que content mes ouvrages, épais ou moins, ne sont jamais ceux d’un historien. Mes poches sont trouées et les diplômes universitaires n’ont pas pris le temps de s’y glisser. Mes diplômes sont des mots qui s’envolent. Quand j’écris, j’ai l’impression de voyager léger, sinueux, coq-à-l’âne et aux rythmes des rencontres romanesques. Je ne cours jamais et j’en découds avec les arlésiennes, attendant mon Godot, entre sur place – mon écritoire – et pas de géant, quand le stylographe s’affole. Tenir le stylo, c’est s’extasier puis s’affranchir. Dès les premières lignes du matin, j’ai la sensation d’être dans la rue, ou sur le chemin, je me sens comme un enfant dans une cour de récréation et la cour est immense. À ciel est ouvert, on peut inventer à sa guise et chanter à tue-tête.

Je suis né dans une ville, mais ça n’a aucune importance. Je suis né pour de vrai sur une montagne, près d’une forêt, au cœur des vignes. Ma rue s’appelait ainsi. J’ai fréquenté très tôt les presbytères et les bibliothèques, les caves et les sacristies, les bois et les chemins. J’ai aimé mon enfance et mes souvenirs sont agréables, même les pires. J’ai fait les Beaux-Arts parce qu’il faut bien faire quelque chose et j’ai compris que pour raconter les lumières, on pouvait être graveur ou écrivain. J’étais un mauvais graveur alors j’ai troqué la presse contre un carnet noir et stylo à encre. Dès lors, J’ai noté tout ce qui m’arrivait en m’arrangeant avec le quotidien ou les pas-à-pas. Le nom et le bruit des trains, les conversations entendues les soirs de pluie dans les buffets de gare et les plaques d’écrivains que l’on apposent sur les maisons tristes. Avec le temps, j’ai rempli de nombreux carnets. J’ai été piéton à Paris parce que je ne pouvais pas faire autrement. Je n’ai jamais eu de métier alors j’ai fait plein de petits boulots : représentant en batterie de cuisine, vendeur en épicerie fine, veilleur de nuit chez un grand couturier – certains souvenirs ont leur importance comme on pourra le lire –, vendangeur, déménageur et bûcheron. J’ai monté et démonté des décors de cinéma, fait l’assistant et le figurant. J’ai rencontré des poètes, des vrais. J’ai tout noté. Cette nuit d’été, par exemple, où une diva chantait à Paris, sur le Champs-de-Mars. Au matin, avec un ami, nous avons emprunté le canapé Chesterfield de sa loge pour regarder à ciel ouvert le jour se lever sur la tour Eiffel. J’ai été cascadeur, joueurs d’échecs, scénariste ou écrivain fantôme. Quand les carnets furent trop nombreux pour les entasser, j’ai quitté les villes pour mettre du vin dans une cave et voir de la neige. J’ai trouvé refuge auprès d’un phare avec ma famille et mes animaux, dans une montagne aux arbres tordus, avec des renards pour voisins. Mes carnets ne sont plus noirs, mais je continue à tout noter. J’écris des vérités dissimulées et crois que toutes les aventures sont inventées. Mes journées et mes nuits sont remplies de fantômes. J’y crois ferme. J’observe le ciel et les lézards, et je raconte tout ça. La neige, les autres et l’enfance… J’imagine… Il se peut que tout cela soit vrai.

J’ai toujours des livres « en travaux », mais je préfère écrire  « en chantier » ; ou en grand dérangement, qui à des petits récits vagabonds, bréviaires précieux et invitation à la fuite. Ne croyez pas pourtant que je mets des années à écrire tout ça. Ma méthode est très simple, je m’enferme durant moins d’un mois et j’accumule les feuillets. Ensuite, je laisse reposer, des mois, et même des années puis je tamise, je change l’éclairage, je mens à l’occasion, je m’arrange… Edgar Allan Poe que je vénère faisait comme ça. C’est Julio Cortazar qui le raconte :

« De très bonne heure Poe organise tout un système de notes , de fiches où il consigne des phrases, des opinions, les points de vue hétérodoxes ou pittoresques qu’il glane dans ses lectures aussi variées que désordonnées. » Sans le savoir, j’ai toujours procédé de la même façon.

Je crois que j’écris les livres qui m’intéressent puis, une fois terminé, je pointe, presque au hasard, le doigt sur d’autres cartes géographiques et je me remets au travail, c’est à dire « en marche ». Quelques éditeurs me promettent parfois de prendre mes textes si ceux-ci deviennent des petits guides estivaux, légers et fourmillant d’adresses touristiques. Toutefois, C’est exactement ce que je ne souhaite pas faire. Là où tel éditeur attend de bonnes auberges, je préfère des lits de fortune. Quand tel autre exige des parcours balisés et chronométrés, je n’ai que des culs-de-sac et des chemins de traverses à leur proposer. Alors je renonce aux commandes et j’écris pour moi. Les manuscrits restent dans mes tiroirs tout remplis de fantômes et de secrets. Par hasard heureux, quelques écrivains bienveillants aiment quelquefois mes textes. J’ai préféré longtemps, et préfère encore aujourd‘hui, leur reconnaissance à l’édition de livres simplifiés et caviardés. Je n’ai aucune impatience et crois que l’on a toujours raison d’attendre. A patient, patient et demi.

— Quels sont les écrivains qui vous ont façonné et ceux qui vous ont influencé ?

Je suis autodidacte et que je ne possède aucun diplôme, j’ai beaucoup appris dans les livres, les bistrots et les musées. Martin Eden de Jack London fut incontestablement un livre d’apprentissage. Comme je ne fréquentais guère l’école, j’imaginais des listes des lectures. Toujours le même rituel. Une liste de 100 livres de A à Z. Et je m’obligeais à tout lire, sans déroger, allant même au bout des livres qui ne me plaisaient pas ou que je comprenais mal. C’était un peu mon chemin de croix. J’ai pratiqué l’exercice de 13 à 20 ans. Après j’ai fait de même, mais avec le cinéma. Pas de liste cette fois mais j’essayais de tout voir. De la Cinémathèque aux facultés parisiennes où l’on pouvait facilement suivre des cours sans être inscrits.

Avec le recul, les écrivains qui sont restés des amis et que je relis souvent sont Valéry Larbaud, Julien Gracq, Borges, Barbey d’Aurevilly, Apollinaire, Henry Miller, Lewis Carroll, Raymond Roussel, le Journal littéraire de Paul Léautaud… Et beaucoup d’autres.

Il y a aussi la littérature voyageuse qui m’intéresse énormément. Je possède plusieurs milliers de livres sur le sujet. Il m’arrive souvent, le soir avant d’écrire de lire quelques lignes qui invite à l’itinérance. Les autres soirs, je lis de la poésie. Absolument toute la poésie. François Villon, Rutebeuf ou Alexandre Voisard, Pierre Reverdy et Jean Follain, Attila Jozsef et Daniil Harms. Quelques noms en passant, et en en jolis passants.

— Êtes-vous un grand lecteur ? Considérez-vous que la lecture précède l’écriture ?

J’ai commencé à écrire parce que j’avais beaucoup lu. C’est encore plus vrai aujourd’hui. Et c’est du reste un rituel. Le matin, avant de me mettre à l’écritoire, je lis et relis. Curriculum Vitae et autres textes de Jean-Claude Hémery (éditions du Murmure), Les Petits traités de Pascal Quignard, Marcel Béalu, Pessoa, le Journal de Kafka, Gérard Macé, Lambert Schlechter que je voudrais éditer dans la collection « Curiosa & cætera » aux éditions du castor Astral, ou Zeno Bianu qui est un garçon charmant. Et puis il y a toujours sur les bureaux ou sur mes tables de lecture des notes ou des journaux d’écrivains, de la prose poétique, les poésies de Richard Brautigan et  Une Etude en rougede Sir Arthur Conan Doyle.

Et puis quand je n’écris pas, je lis. Dans Histoire d’un ruisseau, Elisée Reclus (l’anarchiste et géographe, le frère d’Onésime qui était aussi géographe) écrit : « Quand on aime bien le ruisseau, on ne se contente pas de le regarder, de l’étudier, de cheminer sur ses bords, on fait aussi connaissance plus intime avec lui en plongeant dans son eau. On redevient triton comme l’étaient nos ancêtres. » Voilà ce que je fais je plonge jusqu’à l’hydrocution.

— Vos livres de chevet ?

Le Quart de Nikkos Kavvadias (éditions 10-18) qui est pour moi le plus beau livre de marin, Moscou-sur-Vodka de Venedikt Erofeev (éditions Ybolya Virag), Les Carnets de Anton Tcheckhov (éditions Christian Bourgois), Le Secret de Joe Gould de Joseph Mitchell (Calmann-Lévy), Arrêter d’écrire de David Markson (Editions le Cherche-Midi, collection « Lot 49 »), La Nuit du Jabberwock de Frédéric Brown (éditions terres de brume) Le Bonheur à la russe par deux gastronomes en exil de Alexander Guenis  et Piotr Lvovitch Vaïl (éditions Anatolia), sans oublier toute l’œuvre de P.G. Wodehouse,Trois hommes dans un bateau de Jérôme K. Jérôme, Kéraban-le-Têtu de Jules Verne,Roman avec cocaïne de M. Agueev, Oblomov de Ivan Gontcharov et Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov. Le tout accompagné de vodka choisie avec soin…

En revanche, si vous voulez parler du chevet de mon lit, vous y trouverez de la littérature fantastique en piles et tous les livres des éditions Anatolia de mon ami Samuel Brussel. C’est à mon sens l’éditeur le plus curieux et le plus libre. Son catalogue est une grande œuvre tout court.

— Où avez-vous puisé l’idée de votre dernier livre, De l’égarement à travers les livres ?

J’ai toujours aimé les sociétés secrètes et l’histoire des sociétés secrètes. Et, comme peut-être chacun d’entre nous, je suis sensible aux légendes urbaines, aux théories du complot. Aussi me suis-je amusé à appliquer le principe à la littérature. Ainsi est née l’envie de promener le lecteur dans les coulisses ou « de l’autre côté du miroir aux livres », puisque Lewis Carroll fait partie de l’aventure littéraire.

— Vous dites que derrière l’Histoire de la littérature, se cache une autre histoire que l’on ignore. Entendez-vous par là qu’il y aurait une vérité officielle et que l’on nous cacherait la vérité vraie ? Quelle est la part de vérité (ou de mensonge) dans votre dernier livre ?

Je vais vous répondre à côté. Quelque part dans sa montagne, je me souviens qu’Alain Chany, écrivain économe, – deux livres rares aux éditions de l’Olivier qui valent bien d’imposante bibliographie –  élevant des moutons noirs et sa plume au rang des beaux-arts. Chany qui n’écrivait presque plus m’avait confié : « écrit, raconte, invente, mélange… Brouille les pistes, déambule mais tiens ton stylo ferme ». Alain Chany était un écrivain remarquable qui n’éditait plus. Il avait remplacé le stylo par la fourche du paysan. Cela ne l’empêchait pas d’écrire à la veillée – à la volée, à la dérobée – des phrases sans compromission, qui résonnaient jusqu’au fond des vallées. L’écrivain qui n’écrivait plus avait presque forcé le jeune homme que j’étais à devenir écrivain, comme un passage de relais. Et comme je suis obsédé par l’idée de transmission.. Alain Chany était un personnage romanesque formidable, refusant les honneurs et rompant les amarres. Il faisait partie des indisciplinés et des affranchis. Quand je commence une nouvelle histoire, il n’est pas rare que je pense à lui.

Collectionner la mémoire « tremblante du chemin » vaut bien la chasse aux papillons ou l’archéologie subventionné. La mémoire vive me fascine, alors je tends l’oreille. J’écoute sans me forcer et noircis des carnets… Dès qu’un vieux monsieur à quelque chose à me raconter, je suis à ses ordres. Et puis j’archive… Il demeure des traces et de la « poussière romanesque ». Je ne suis ni un « consommateur » abonné aux avant-gardes, ni un gardien de musée… J’aime le mélange des genres. J’aime retrouver des textes, ou en inventer de toute pièce après les avoir patiné. Alors j’imagine des pseudonymes saugrenus, des statuts de bas-côté, non pour me cacher mais pour avoir la paix. C’est un peu mon « trou de souffleur ».

Pour écrire ce livre inclassable, ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les critiques, j’ai été à la fois le lecteur et l’écrivain, mais d’une bien étrange façon. L’écrivain est resté sur le côté, à côté du lecteur et l’écrivain  a poussé le lecteur à écrire ; le lecteur est devenu le narrateur du livre. Un « Je » qui n’est jamais moi et me permet toutes les audaces ou lescontre sens.

— Vous êtes également critique littéraire, animateur d’ateliers d’écriture, éditeur, blogueur… Comment organisez-vous votre temps, à quoi ressemble une journée type d’Éric Poindron ?

Je dors peu, aussi les journées peuvent être longues. Le matin, il y a le café au bistrot du village pour lire le quotidien régional et parler de la météo. Puis c’est l’administration, et la critique littéraire. L’après-midi, je fais l’éditeur où j’écris pour moi. Le soir, tard, je prends des notes et j’écris de nouveau. Je m’occupe de mes blogs quand la nuit est avancée. Et pour m’amuser, je vous raconter la journée d’hier, une journée type, qui est la même que celle de demain :

« Le rituel est toujours le même. Une marche dans le village quand il ne pleut pas – il ne pleut pas. Quelques centaines de pas, à peine, tandis que l’autre moi s’apprête à prendre la place au bureau.

Durant midi j’encadre et accroche des herbes séchées et incongrues, Ce sont mes « livres d’heure ». Je note dans un carnet quelques mots ignorés et relevés dans mes lectures. Pour un emploi à venir ou une simple sonorité – estivation ou roquentin. Ce sont mes coffres-forts. Je classe aussi quelques livres. Le Comte de Permission, de Orlando de Rudder (JC Lattes), L’Epreuve de vérité, de Errol Flynn (Le serpent à plumes), D’autres chemins, de Enis Batur (Actes Sud), Julien Letrouvé, colporteur, de Pierre Sylvain (Verdier) ou Les Histoires de Giufa (La Fosse aux ours). Guifa le sicilien, « l’idiot et le sage à la fois », le presque cousin de Nassredine Hodja.

En début d’après-midi, je découperai quelques articles : sur Cendrars, Jean Marc Lovay,Le Magasin Pittoresque ou la médecine, un peintre aimé, « les surréalistes au désert de Retz » ou une photographie intrigante – Curzio Malaparte, photographié, par Doisneau devant sa machine à écrire, avec un loup, masque de bal costumé sur le visage, que je rangerais dans « les boites » : « la boite à poésie », dans les « faux livre », dans la boite « à lire en urgence », dans la boite « à découper » ; ou que je glisserais avec soin entre les pages des livres. Les pères de l’église avec les pères de l’église et les poètes avec les poètes, les assassins avec les assassins. Ce sont mes bibliothèques secrètes, mes ressources imaginées…

Les surréalistes au désert de Retz

Le temps passe et je reprends mes « AZERTY ». Mes mots en travaux.

Ce soir, je relirai les épreuves du matin avant de reprendre le nouveau stylo pour noircir d’autres pages, cette fois manuscrites, qui serviront au travail du lendemain.

Entre temps, j’aurais entendu le chant des oiseaux, encagés ou non, observé les lézards effrontés et curieux, caressé les chats qui dorment sous les lampes, compté comme un enfant les exclamations des cloches de l’église, suivi les nuages qui quelquefois virevoltent qui mènent souvent à de nouvelles phrases. »

– Vous animez aussi des ateliers d’écriture qui sont un peu plus que des ateliers d’écriture ?

C’est une activité qui me tient à cœur. J’anime depuis plus de quinze ans des ateliers d’écriture pour l’Université et le grand public et depuis quelque temps, j’ai imaginé un nouveau type de rencontre. C’est « l’atelier des mots et des curiosités. » Tous les jeudis, à Paris, de 19 à 22 heures, dans un très bel atelier d’artiste du XIXe siècle, je reçois un écrivain, un éditeur, un artiste, un plasticien, un musicien. Une heure et demie de conversation avec l’invité suivi d’un atelier d’écriture en présence de l’invité. C’est lui qui choisit le thème de l’atelier. Les participants forment une communauté d’esprit et la pause dînatoire est l’occasion de belles rencontres. Un moment rare et précieux pour les amateurs d’insolite. En juin, par exemple nous nous sommes promenés avec Gilles Lapouge du côté du Brésil, de l’Islande et des géographies imaginaires. Il ya aura de belles surprises à la rentrée. Et si les lecteurs curieux et amateurs de littérature sont intéressés, ils peuvent me contacter pour faire partie de la belle aventure sur mon blog ou ici : coqalane@wanadoo.fr.

Gilles Lapouge, à « L’Atelier des Mots & des Curiosités », vu par Roland Lagoutte

– Et la rentrée, sera-t-elle littéraire ?

Quelques belles surprises dans ma collection et, comme écrivain, je profite de l’été pour écrire la suite de De l’égarement à travers les livres, un étrange ouvrage sur l’esprit du Cabinet de curiosités avec quelques camarades savants, iconoclastes et mal intentionnés avant de m’enfermer, à l’automne, dans un maison hanté au cœur de la forêt afin d’y rencontrer des fantômes. Le livre s’appeleraFantôme(s) !

Propos recueillis par Joseph Vebret pour Le Magazine des Livres 

Bibiopathonomadie ou, des spectres insistants dans l’imaginaire du lecteur

Par Julie Proust Tanguy

Eric Poindron est un personnage haut en couleurs : conservateur de cabinet de curiosités, bibliophile averti, marcheur stevensonien émérite, éditeur d’étrangetés… La rencontre avec cet ogre lettré pourrait à elle seule justifier l’achat de son dernier opus si celui-ci n’offrait pas, de surcroît, une belle promesse de complicité littéraire.

C’est un délice que cet ouvrage écrit par un fou pour des fous de livres. Une maladie labyrinthique, la bibliopathonomadie (le mal – bien plutôt l’art !- de l’égarement à travers les livres), frappe le narrateur de son sceau, véritable signe de reconnaissance qui l’introduit dans la plus curieuse des sociétés secrètes, Le Cénacle troglodyte, où on l’engage à abreuver sa passion en devenant détective littéraire. Quel plus exquis remède aux pulsions littéraires que d’y céder en farfouillant à cœur joie dans l’histoire de la littérature ?

Que l’on ne s’attende pas ici à trouver un roman au cadre rigide : « je me moque des frontières littéraires et je tords le cou à la fiction. La fiction, c’est cette histoire secrète de la littérature que nous devons dénicher. », nous confie le narrateur, entre deux pirouettes. Il s’agit moins de narrer que de se perdre, de bondir d’une enquête à une autre, comme le bibliophage suit avidement les échos que les livres se renvoient : peu importe, finalement, que les investigations littéraires mènent parfois à des impasse déceptives, pourvu qu’on goûte la joie de la multiplication des styles, comme pour mieux savourer la richesse luxuriante de l’univers des livres. Il y a en effet un bonheur frénétique à sauter d’une ambiance à l’autre : épais mystère ésotérique façon Le Nom de la Rose, dans les chapitres consacrés à la création du Cénacle, véritable ordre de Templiers littéraires dont la bibliothèque souterraine suscite les rêves les plus fous (sans doute par son absence de description, qui exacerbe le désir), non sense tout britannique pour évoquer Lewis Carroll et ses jongleries de mots, brumes surnaturelles pour mettre en scène une version curieuse de Lovecraft, pastiché jusque dans l’atmosphère de la nouvelle (et non pas dans son style ampoulé, à la géométrie non-euclidienne et aux circonvolutions squameuses)… Si le surnaturel n’est jamais bien loin de la plume du narrateur, c’est peut-être pour mieux nous rappeler l’acte magique que constitue l’acte de lecture et les spectres insistants qu’il suscite dans l’imaginaire du lecteur.

Au fil des pages, un autre aspect du livre se précise : le narrateur n’est pas ici le seul à être adoubé « détective littéraire ». Eric Poindron brasse à plaisir noms et citations où réel et fiction s’entrecroisent à loisir, transformant le lecteur en modeste Sherlock Holmes de papier, heureux du jeu de références qui se déploient sous ses yeux. Certains noms ont valeur de sémaphore pour le boulimique de lecture, qui sourit en voyant Hodgson mis en concurrence avec sa création ou en découvrant Claude Seignolle, le bateleur des chimères, transformé en personnage lancé sur les traces de Louis XVI – à moins qu’il ne s’agisse du Diable . Il s’en suit une sensation grisante où le lecteur, pris au jeu, en oublie parfois les frontières entre imaginaire et réalité et peut croire, dans un moment d’euphorie, à leur confusion totale. « Qui lit trop devient fou », nous avertit le passeur littéraire qui nous introduit dans le Cénacle : et le lecteur de hocher sagement la tête, tout en rêvant secrètement de pouvoir acquérir Humpty Dumpty’s memories, par John B. Frogg chez Tweedeldum & Tweedeldee Limited.

Plus qu’un déchiffrage érudit, dont elle prend parfois l’aspect à travers ses pétillantes et doctes notes, cette enquête me semble avant tout ode à la lecture et à la relecture : en convoquant les grandes ombres de l’histoire littéraire (Cazotte, Nerval, Nodier, Borel, Dhôtel, Hardellet…) qu’il mêle sans sourciller à ses gloires éclatantes (Hugo, Breton…), en jouant parfois le jeu d’un Marcel Schwob tant certains chapitres prennent des tournures de Vies imaginaires (ainsi ceux consacrés à Chamisso, Berbiguier, Collin de Plancy…), Poindron retrace une bibliothèque idéale aux yeux des « hommes-livres », bibliothèque dont il a la gentillesse de nous conseiller des curiosités en fin de volume. Cette petite bibliographie semble nous rappeler, jusqu’aux dernières pages, que tous les chemins mènent à la Bibliothèque, après nous avoir conduit, pendant une bonne partie du récit , à Reims, « l’une des plus invraisemblables villes de la géographie du Conte », selon Victor Hugo.

Il y aurait sûrement beaucoup à dire encore de ce livre qui paraît inépuisable et que le lecteur bibliophile rangera volontiers, dans sa bibliothèque mentale, près de La cité des livres qui rêvent du truculent Walter Moers, Des bibliothèques pleines de fantômes de l’érudit Jacques Bonnet, de L’amateur de livres de l’inestimable Nodier, non loin de Borges et des albums de Frédéric Clément…

On se contentera simplement de vous inviter à le lire, dans les plus brefs délais, et à vous  perdre dans ses délicieux méandres.

De l’égarement à travers les livres de Eric Poindron, Le Castor Astral éditeur, collection « Curiosa & cætera »

Julie Proust Tanguy est aussi l’animatrice du Blog De Litteris

Je me moque des frontières littéraires et je tords le cou à la fiction. La fiction, c’est cette histoire secrète de la littérature que nous devons dénicher.

« HAIKUS DE MES COMPTOIRS », GOURIO LÂCHE SES POÈMES

Par Jean-Daniel Magnin, directeur littéraire du Théâtre du Rond-Point.

On vous a dit et répété qu’il n’y avait plus de poète populaire en France ? Eh bien raté, Haïkus de mes comptoirs (Le Castor Astral Editeur, collection « curiosa & cætera ») vient de pousser en rigolant sous votre nez pour vous démentir.

C’est le 1000e titre publié aux éditions Le Castor Astral et il va vous porter chance : il rassemble les merveilles que Jean-Marie Gourio a essaimées sur ventscontraires depuis près de 5 ans : poèmes, rêves minuscules, haïkus de comptoir…

Un petit livre ami comme il le dit lui-même, à serrer contre son cœur comme une flasque d’eau de vie joyeuse, pour les instant où, décidément, le monde qui vous entoure ne vous semble plus mériter la visite.

Par exemple cette goulée en haut de la page 169 :

Si c’était que moi, le trèfle à quatre feuilles porterait bonheur à partir de deux feuilles.

Ou celle-ci, page 33 :

Baudelaire achète du pain
Paie en poème
Manque un vers

S’il avait été prétentieux ou pompeux (ce qui ne risque jamais de lui arriver, c’est contre sa nature), Gourio aurait pu intituler ce recueil Le Délassement d’un romancier, car il a coutume d’envoyer ces pépites par salves pour s’aérer l’esprit lorsqu’il est en en train d’écrire un roman.

Elles ne lui viennent jamais au comptoir, où il se tient alors en mode « écoute » – sur une longueur d’onde qui le met entièrement au diapason des âmes accoudées avec lui autour du zinc (les Brèves de comptoir en ce moment sur vos écrans avec le film de Jean-Michel Ribes).

Ses poèmes à la noix ou à un euro – je reprends ses propres mots – jaillissent en rafales du dedans, de ses comptoirs intimes et secrets, on est en direct avec l’énergie poétique de Gourio. « Quelques phrases qui tintent contre un verre de blanc » et qui font du bien.

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Haïkus de mes comptoirs, Jean-Marie Gourio, Le Castor Astral Editeur, collection « curiosa & cætera »

« Les haïkus sont de petits poèmes japonais, en trois vers, très légers, éphémères, qui saisissent en peu de mots l’instant. Depuis trente ans que j’arpente les cafés pour les Brèves de comptoir, j’ai trouvé qu’il y avait dans ces discussions éphémères de bars une forme poétique jumelle du haïku japonais, le “haïku de comptoir”. Imprégné de cette petite musique, j’ai écrit ces quelques “haïkus de mes comptoirs” que je vous donne à lire, suivis de courts textes, “L’Été au comptoir”, “Pensées pressées”, “Rêves de comptoir”. J’ai aimé l’idée de ce petit livre léger. Concis lui aussi comme ces poèmes japonais. Éphémère comme eux. Un petit livre porte-bonheur qu’on s’offrirait. Qu’on se prêterait. Qui traînerait sur les tables des cafés. Sur les bancs. Au soleil. Et aussi dans la brume matinale, fourré au creux de la poche, sous la pluie. Dans la foule du métro. Un petit livre ami. » Jean-Marie Gourio

JOHN B. FROGG

Onirocryptobibliopathonomadilabyrinthique
ou
« L’Affaire John B. Frogg »

par François Leprince-Declève 

Depuis 2009, Eric Poindron étudie la vie et l’oeuvre de l’écrivain énigmatique et quasi fantôme John B. Frogg, auteur de Funestes spicilèges (éditions M.Hesselius), Bibliotaxidermia ou du bel art de la conservation après l’assassinat (Cheynewalk éditeur), Humpty Dumpty’s memories (limited édition, 1898), Fantasmagories (éditions Cornélius Constant).

La célèbre citation de John B. Frogg « Derrière la vé­rité, il existe une autre vérité, laquelle est la vérité ? » que Didier Decoin, de l’Académie Goncourt, cite au début de son roman Une Anglaise à bicyclette (éditions Stock et Le livre de poche) est du reste l’objet de nombreuses analyses cryptobibliopathonomadiques :

Une phrase que Didier Decoin a fort justement placée en exergue de son livre sur l’art du mensonge et les bienfaits de ­l’illusion mais au fait, qui est donc ce John B. Frogg ? » (Christine Ferniot Télérama numéro 3207, 2 juillet 2011)

La Libre Belgique : « Derrière la vérité existe une autre vérité. Laquelle est la vérité ? », interroge l’exergue de John B. Frogg.
Didier Decoin : La vérité romanesque est peut-être plus vraie. Certains romans sont d’une telle intuition qu’ils sont la vérité. En exergue du film Icare, dont j’ai signé le scénario et Henri Verneuil la mise en scène, je citais Bernard Shaw : “Mon histoire est vraie parce que je l’ai complètement inventé”.  (Entretien avec Didier Decoin, La Libre Belgique, le 4 juillet 2011)

Eric Poindron imagine son enquête comme un work in progress et a tenté de résoudre, en partie, l’énigme John B. Frogg dans BSC newsLe Magazine du BibliophileLa Revue des Ressources et L’Affaire John B. Frogg ou le mystère de la citation de l’écrivain mystère, éditions les Venterniers, 2013.

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CRÂNOPHILIE

Par Matthieu Hervé

Certains écrivains portent leur bibliothèque dans leurs œuvres. À les lire on peut aisément retrouver les auteurs qu’ils apprécient et qui les influencent. Souvent, ces auteurs se lancent aussi dans un jeu de références, de citations et d’allusions plus ou moins codées, des séries de liens intertextuels, comme autant de brèches entre la réalité et la fiction, qui parfois deviennent aussi importantes et stimulantes que le récit proposé lui-même. Je pense évidemment à Borges ou Lovecraft, qui ont su rêver des livres et retrouver, en clin d’œil ou en hommage, des personnages de l’imagination d’autres auteurs.
Et c’est vers ces auteurs là qu’Eric Poindron se tourne dans Le collectionneur de providence, ou petit traité de crânophilie. De façon explicite d’abord, puisque son histoire est dominée par la figure inquiétante de Lovecraft. William Hope Hodgson, écrivain fantastique de renom, collectionneur d’ouvrages rares, débarque dans une gare inquiétante, au pied des montagnes noires, à la recherche d’une maison isolée et d’un ouvrage rare au titre évocateur De la Bibliotaxidermia ou du bel art de la conservation après l’assassinat. Il est mis sur cette piste après la découverte, dans les pages d’un autre vieux livre déniché chez un bouquiniste, d’un message signé de Lovecraft lui-même, faisant référence à des actes maléfiques. Alors perdu dans un chemin sombre, malveillant, il sera secouru et invité par un homme qui se révèlera également s’appeler Lovecraft, sorte de double fantasmé de l’auteur américain. Le ton est donné, une aventure dans et avec les livres, en même temps qu’elle traverse ces paysages menaçants et ces grandes maisons lugubres.
Mais plus que l’intrigue elle-même, (sur laquelle je ne m’attarderais pas, pour ne pas en dévoiler les péripéties, qui suivent aussi cette tonalité mêlant baroque et gothique, érudition et perversion macabre) c’est davantage le jeu entre fiction et réalité, fantasmes et hallucinations du personnage, qui semble motiver le récit et lui donne son relief. Car William Hope Hodgson est un écrivain réel, avec une biographie et une œuvre de fiction riche. Pour ceux qui ne connaissent pas (moi le premier), nous sommes renvoyés à une courte notice biographique, (des descriptions subjectives, ouvrant parfois, au détour d’une digression, une autre piste, liée ou non au récit central) la première d’une série sur des écrivains (comme Robert Bloch ou Marcel Scwhob), des aventuriers, des occultistes ou des peuples surnaturels par exemple. Concrètement placées au centre du récit, l’importance de ces notices est ainsi mise en avant. On y trouve alors un ensemble de références, qui prennent leur importance dans l’intrigue principale, non pas en la réorientant, mais en y associant de nouvelles entrées de lecture, des strates qui se superposent les unes aux autres, changeant implacablement la texture du récit. On y apprend, par exemple, mais comme en passant, que l’ami d’Hodgson, le personnage central, est dans la réalité le héros de la plupart de ses romans fantastiques. Le récit semble alors déborder, se plonger en mille miroirs, dans lesquels il se reflète et se décale. Et ce décalage constant en est sa dynamique, sa base instable et mouvante.
Sous les airs d’une nouvelle gothique, concrètement contaminée par l’influence fantastique de Lovecraft, Poindron offre donc un récit en trompe l’œil. On pense d’abord à un jeu, un jeu malin qui est aussi une relecture des œuvres dont il se nourrit. Mais à mesure que la lecture progresse, le sens du jeu nous échappe, la somme des références, les liens qu’elles tissent entre elles, le transforme en une sorte de labyrinthe mystérieux, dans lequel il n’y aurait pas d’issue, ni sens ni vérité. Ou que celle-ci n’aurait de cesse de se dérober, que ce glissement en constitue justement l’essence.
C’est d’ailleurs ce qu’Eric Poindron pointe, dans une ultime pirouette. Après la nouvelle, en deux épilogues, il tente en effet de raconter sa propre rencontre avec John B. Frogg, auteur de la citation, « derrière la vérité se cache une autre vérité. Laquelle est la vérité ? » et de l’ouvrage recherché par Hogdson. D’une certaine manière, il est donc aussi au centre de la nouvelle qui précède. Poindron décrit les traces fictives de l’existence de Frogg, en le replaçant dans une réalité plus palpable, plus contemporaine. Mais ces épilogues seront finalement une autre manière d’ouvrir le récit, de ne pas le terminer, de lui offrir une ultime ramification. Comme si l’histoire contée auparavant n’était qu’un subterfuge, où le prélude d’une histoire qui se trouve ailleurs et qu’il faudrait fouiller et prolonger.

N. B. A noter au passage le travail de la maison d’édition les Venterniers, que je ne connaissais pas auparavant, qui propose des livres faits-main, ici un livre magnifique, un bel objet en soi et qui, à l’époque du numérique, en ajoutant d’autant au côté fantastique et sophistiqué de l’histoire qu’il contient, nous donne l’impression de lire un livre qui n’existe plus.

Le Collectionneur de Providence, ou Petit Traité de Crânophilie, suivi de L’Affaire John B. Frogg ou le mystère de la citation de l’écrivain mystère Eric Poindron, Editions les Venterniers.

© Matthieu Hervé pour Nocturama

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« LE FRACAS DES NUAGES » de LAMBERT SCHLECHTER

Embringué dans le siècle, immergé dans la vie, Lambert Schlechter saisit au vol sensations, sentiments, énervements, enthousiasmes, répulsions. Jour après jour, il épingle son butin dans les pages de son livre. Et cela se mêle et s’entrechoque, se contamine, se télescope et s’abîme au rythme haletant de la vie où, dans un kaléidoscope permanent, passent bribes de lecture, copeaux de pensée, rencontres réelles et imaginaires, plaintes, jubilations et râles… Fascinant désordre. À travers le texte, surgit sans cesse le leitmotiv lancinant d’un érotisme jubilatoire qui conjure encore et encore l’inextinguible fascination de la femme : adoration et convoitise, tendresse et passion. La rêver nue, la dévêtir, l’étreindre, la pénétrer… Douce et violente démence du sexe. Les mots du désir et de l’assouvissement ne passent pas par les détours de métaphores botaniques, mais émergent à fleur de peau, à fleur de muqueuse… Il est rare qu’un auteur exprime les choses du corps et du sexe d’une manière aussi directe et explicite sans jamais dévier vers la vulgarité : le lecteur lira avec ravissement ces éloges de la jouissance partagée. Car l’amante est présente. Et elle répond. Un fulgurant acquiescement à la vie et au plaisir, malgré les déprimes et les angoisses, malgré les noires échardes de l’histoire humaine.

Le Fracas des nuages de Lambert Schlechter , Le Castor Astral Editeur , collection « Curiosa & cætera »

Alain Veinstein reçoit Lambert Schlechter sur FRANCE CULTURE afin d’évoquer Le Fracas des nuages.

Pour écouter l’entretien, on clique ici.

20090409PMESCHWEILER : Lambert SchlechterPHOTO : MATGE PIERRE

« LE FRACAS DES NUAGES » de LAMBERT SCHLECHTER

 Quasi simultanément, deux livres du même écrivain paraissent, de formes différentes, mais d’une grande proximité de fond : un livre de poèmes, et un livre de fragments. Lambert Schlechter est un écrivain prolifique, et noircit des dizaines et des dizaines de carnets et cahiers et feuillets (invitation vous est faite d’aller consulter son mur Facebook, qui lui sert également de support créatif), frénétiquement il écrit, note, à tout instant, sans tout publier automatiquement. Le livre de poèmes contient 99 neuvains, construits tous sur le même patron, quatre distiques suivis d’une clausule, un peu comme une queue de poisson faite à celle contre laquelle l’écrivain est en rébellion dès le titre de son ouvrage, le tout teinté du fort érotisme d’une vie prise à bras le corps, autant que celui de l’aimée ; vivre comme un fou sage, un morosophe, tel est le précepte qui émane de l’ensemble de ces poèmes, « à chaque syllabe tu te venges de la mort», écrit-il. Le « prologue » qui ouvre, seul poème qui ne soit neuvain, est un éloge de la vie, de l’écriture, des deux qui s’enlacent en amants réjouis. Le pari est difficile, de faire l’éloge de vivre, sans verser dans une naïveté juvénile, et si les poèmes ici publiés ne sont point exclus de cela, ils contiennent son contraire, une maturité indocile, une cautèle à l’égard de sa propre naïveté, et de ses propres écrits : autrement dit, ça ne se berce pas d’illusions, mais ça ne se renferme dans la nonchalance amère ;  le poète ici joue avec les opposés, « tout cela est si incroyablement normal/tout cela est si incroyablement dément », tout comme il médite, dans le livre de fragments notamment, sur la vieillesse (le philosophe des Essais est présent à chaque coin de page, entre chaque mot, au cœur de l’écriture, tout comme la vaste et variable bibliothèque de Lambert Schlechter).

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La femme aimée, l’écriture, la vie, la mort, seraient la condensation des thématiques des deux livres. Le livre de fragments fait défiler des considérations sur toutes sortes de sujets s’inscrivant dans les quatre thématiques ci-dessus exprimées, et si intensivement, qu’à le lire, on a le sentiment que rien n’échappe à sa vigilance, ce, dans le présent livre, avec une tendance plus prononcée à la parole politiquement engagé, du moins, d’homme engagé dans le monde, et soucieux du monde au même plan que des détails autobiographiques, une succession d’annotations sur tout, avec des longues évocations du rapport amoureux sexuel de l’auteur. Ce qui importe à Lambert Schlechter est de renouveler constamment ce qu’il nomme la « volupté d’écrire » ; ainsi, écrire fait aimer la vie ; est-ce là une leçon de sagesse ? Schlechter-fracas- copieL’humilité est incessante, rappelée, dans ces « quelques glanures éparses ». Toujours est-il que le rythme frénétique, virevoltant, joyeusement triste et tristement joyeux, communique au lecteur une belle énergie, car la vieillesse de l’écrivain n’est nullement entachée de rancœur ni d’amertume, malgré les épreuves rencontrées par le passé, évoquées dans le Fracas, ou dans des livres précédents. Voilà bien deux livres qui, en temps de crise, de sinistrose endémique et contagieuse, sans chercher à caresser le lecteur, injectent quelques vitamines d’enthousiasme, ce qui, de la part d’un écrivain atteint de graphorrhée, est on ne peut plus délectable.

de Jean-Pascal Dubost pour Poezibao ©

Enculer la camarde, Lambert Schlechter , éd. Phi.
Le Fracas des nuages, Lambert Schlechter , Le Castor Astral, collection « Curiosa & cætera »

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POÉSIE GORE & AUTO-ANTHROPOPHAGIQUE

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Extrait de la revue Charogne,  poésie / textes, 2 numéros par an

Avec des textes de  Oceane Le Tarnec, Pascal Pratz, Julien Blaine, Eric Poindron, Thomas Vinau, Eric Dejaeger, Stéphane Prat, Perrine Le Querrec, Thierry Roquet, Antoine Bréa, Dimitri Vazemsky, Magali Planès, Guillaume Siaudeau.

A découvrir ICI

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ONIRO-BIBLIONOMADIE

Mais qu’est-ce que c’est que ce livre? fut la question qui me vint à l’esprit en lisant la 4e de couverture, après l’avoir pioché dans les nouveautés de ma bibliothèque, persuadée qu’il s’agissait d’un essai.

M’enfin, qu’est-ce donc? est celle que j’ai arrêté de me poser maintenant que je l’ai lu. Parce qu’au fond, les petites cases, je m’en moque un peu, quand même.

Disons que c’est un roman.

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Le narrateur, bibliophile accompli, hante les salles des ventes et les bouquinistes. Alors qu’il a à la main une édition rare de Nerval, un homme l’accoste et lui propose de lui rendre visite le dimanche suivant afin d’échanger sur leur passion commune.

Le rendez-vous est bien plus complexe qu’un échange de tuyaux et d’orgasmes devant des originaux introuvables: le Professeur, comme il aime à se faire appeler, est en réalité membre du Cénacle, société secrète de passionnés vouée à enquêter. Le narrateur est alors amené à découvrir nombre de textes aussi surprenants qu’alléchants (il faut bien avouer que j’ai plusieurs fois arrêté ma lecture pour noter des références…) avant de devenir détective littéraire lui-même. Et… et en fait, ce que fait le narrateur n’a finalement aucune espèce d’importance. Ce livre est un hommage aux livres et à ce qui les entoure, avec en bonne place l’histoire des hommes.

Au final, plutôt qu’une histoire un peu troublante car loin d’une narration traditionnelle (puisque je vous ai dit le narrateur, on s’en… hein), un mélange savant entre fictions et réalité, un ensemble de petites et grandes histoires où j’ai retrouvé des noms qui me sont familiers et chers, comme Voltaire, Nerval, Lovecraft, et d’autres qui m’étaient inconnus. Une autre grande qualité du texte est dans son érudition, et, peut-être à mes yeux le plus prégnant, les multiples envies de lire qu’il provoque. Pour le coup, ça demande aussi un peu de fouille bouquinophile.

J’ajouterais que j’ai découvert aussi les éditions du Castor Astral et que la collection Curiosa & caetera semble vraiment valoir le détour.

De l’égarement à travers les livres, Éric Poindron, Le Castor Astral éditeur, collections « Curiosa & caetera »

© Journal semi-littéraire

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DE L’ÉGAREMENT À TRAVERS LES LIVRES

« NE CROYEZ PAS TOUT CE QUE VOUS LISEZ » …

par Mary Kang

 Eric POINDRON nous a piqués de biblionomadie en Mars 2008 (Magazine du Bibliophile n°71) :  « Avec quelques amis… il nous arrive d’imaginer des repas de garçons où la bibliophilie et la belle chair(e) font sacré mariage. Le Cénacle Troglodyte, cette société discrète, est la résurgence d’une assemblée fondée voilà quelques siècles par plusieurs écrivains célèbres que nous évoquerons au fil du temps ». Si l’expérience était « à suivre, bien lu et bien entendu… », les résultats se révèlent impressionnants.

De « fantaisies, digressions et propos de bibliophiles », nous voilà vite frappés de bibliopathonomadie, pathologie « De l’égarement à travers les livres« . Cause insidieuse et manifestation essentielle : « qui lit trop devient fou ».

Plus qu’une maladie, un syndrôme, proche de l’onirobibliomania qui affecte « les romanciers prolixes et les lecteurs insatiables ». Même si ces troubles « demeurent une énigme pour le corps médical » le caractère combiné de ces deux avidités suggère un remède très simple. Sans livre, plus de contagion, ce qui implique avant tout d’éradiquer les libraires et d’interdire les bibliothèques, personnages et lieux de mémoires, de rencontres et de tentations. Mais tel n’est pas le propos, bien au contraire !

Autant adopter une attitude méfiante ! Car combien sommes nous à être atteints, sans le savoir ? Et s’il existe une solution diluée, la recette en repose sur un dosage frénétique.

Commençons par la fin de cet ouvrage déjà qualifié « d’inclassable » : « l’auteur de ce livre… n’est peut être pas l’auteur de ce livre. L’auteur-lequel des deux ?-fut en apparence un collectionneur de gigognes… »

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L’INSOLITE DES CABINETS DE CURIOSITE

 Eric Poindron est né en 1966, sous le signe avéré des Poissons et à venir de « l’insolite ascendant fétichiste ». Il a connu plusieurs vies antérieures au gré de ses métiers (par exemple représentant en batteries de cuisine qu’il déballait en modèle réduit pour ne pas traîner trop de casseroles). S’il avance masqué, il n’a pas imaginé de « pseudonyme saugrenu, pour mieux se cacher » et signe ce livre sous sa véritable identité. Avec un tel patronyme, on sourit à sa réussite lorsqu’il précise « mes poches sont trouées ».

Collectionneur obsessionnel (même « des perles littéraires »), Eric Poindron adore les livres, bien sûr, mais se passionne aussi pour les cabinets de curiosité (on peut visiter le sien) et annonce des études « en chantier » ou « en grand dérangement » (selon son expression) sur ce sujet.

« Piéton parisien », installé à Reims, Eric Poindron a créé les éditions du Coq à l’Ane, (cela ne s’invente pas mais il l’a fait !) qui, en quinze ans, ont publié une quarantaine d’ouvrages sur la Champagne, sa gastronomie, sa culture populaire ainsi que le Dictionnaire Jean de la Fontaine et Talleyrand chez nous. Il dirige désormais la  collection « Curiosa e& caetera » aux éditions du Castor Astral ce qui annonce des constructions subtiles.

Le narrateur, dont la démarche suit les pensées de notre auteur, conclut d’ailleurs : « Un personnage qui n’existe pas peut cependant cacher une existence inventée ».

Mais revenons au début de l’histoire… ( mais si, tout cela prendra sens…) et à cet avertissement dès la première phrase : « Il se peut que tout ce que vous allez lire ne soit pas vrai et ne soit jamais arrivé ».

Pourtant, tout cela peut vous arriver si simplement…une sensation de vertige ? Déjà ?

Voilà : dans une librairie de livres anciens, le narrateur croise, « presque par hasard », un étrange professeur qui détecte en lui les symptômes du lecteur compulsif. S’en suivent des rendez vous (parfois épistolaires) espacés de lectures d’ouvrages « sans valeur » prêtés par cet étrange médecin avec ce commentaire : « Cela peut vous intéresser… vous êtes atteint du syndrôme du bibliophile Jacob, de son vrai nom Paul Lacroix ».

« Lacroix, un nom lourd à porter » … et Jacob ? L’échelle ou le puits ? LE CENACLE TROGLODYTE

Stigmate d’enchevêtrement, cette autre appellation de la bibliopathonomadie, se superpose avec un des codes d’une assemblée mystérieuse, le Cénacle Troglodyte, ou la Bibliothèque de Babel.

Ses origines peuvent être liées à l’Ordre du Temple, voire à celui d’Ormus, mais se déterminent de manière certaine au 26 janvier 1825, lors du sacre de Charles X, à Reims, « une des plus invraisemblables villes de la géographie du conte », selon Victor Hugo. Si elle voit le jour dans un café, la « maison Gardez » elle devient souterraine grâcé à la générosité de Gustave Kopf qui l’installe dans une « grande voûte creusée sous une cave ».

De tout temps, vingt quatre membres dans cette société secrète, comme les heures de la ronde du jour à la nuit. Lorsque l’un d’eux disparait, son remplaçant se trouve suggéré, observé, puis accepté avant d’entamer un parcours initiatique. Des missions diverses sont distribuées, mais seize colporteurs (sur les vingt quatre affiliés) sillonnent le territoire, en quête d’informations ésotériques et de pages infernales, entre légendes et magie, car « il est temps de comprendre, de secouer le joug des puissances invisibles et d’apercevoir la main qui régit ». Démêler le vrai du faux, orienter le récit vers la vérité, et préserver ces mystères révélés des menaces du cartésianisme et du positivisme.

Après 1918, les motivations du Cénacle changent : « plus question de réunir des textes occultes mais au contraire d’édifier une bibliothèque de la connaissance ». Qu’importe « l’emballage » pourvu qu’on ait « le texte et ses secrets », désormais plus de 30 000 titres, inventoriés tous les deux ans.

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UN DEDALE SANS FIL D’ARIANE

Très certainement chaque réunion de ces détectives littéraires se clôture par un repas convivial. Les femmes y sont elles conviées ?

Pour digérer ces informations, une gorgée d’eau de vie de Licorne ? Surtout pas ! Car encore plus fatale devient la glissade dans le tunnel onirique : « des maux aux mots…un saut de puce ou un miroir à traverser…Alice au pays des merveilles c’est peut être moi ! »

Attention aux doubles identités des personnages croisés dans le labyrinthe, magicien- explorateur, hérétique-parfait, bizarre-savant, mais aussi aux mélanges de générations, ne pas confondre Jacques Collin de Plancy Jacques avec David et ne pas craindre les alchimistes, vampires, farfadets, sylphes et autres apparitions fantastiques.

A l’exacte moitié de la progression (p 94 sur 188) le narrateur (l’auteur ?) devine le lecteur « déboussolé »: « je ne suis pas un écrivain et je n’écris pas un roman. Je me moque des frontières littéraires et tords le cou à la fiction. La fiction c’est cette histoire secrète de la littérature que nous devons dénicher. Le journal du narrateur se fait essai et les confidences supposées se font romanesques… » Voilà qui ressemble à un trousseau de clés permettant d’ouvrir les portes du dédale, sous réserve de déterminer celle qui s’adapte à chaque serrure. Pour Alice la difficulté est de taille !

Fausse piste de toute manière, et risque de voir la déambulation se prolonger car un avertissement définif est assené : « pourtant chaque fois il (le narrateur) coupe le fil d’Ariane qui le relie à son lecteur » . Diablerie ! Cette trahison ne permet pas rebrousser chemin, ni de démêler l’écheveau, ni de défaire les noeuds…mais alors, le titre n’est pas trompeur ? Le but, c’est l’égarement ? Confusion du paradoxe !

Certes des étapes de repos sur le parcours. Par exemple la mésaventure de cet écrivain, enrôlé dans la Grande Guerre, et qui, victime d’un pari avec le héros de ces romans, doit déguster une tourte à la cervelle avant d’être tué le lendemain au front. Mais très vite il faut repartir.

« Entrez dans mes histoires et débrouillez vous! Si vous vous égarez, souvenez vous que je suis le gardien et non l’auteur ». De Voltaire à Gérard de Nerval, en passant par Edgard Allan Poe, Lewis Caroll et Robert Louis Stevenson, sans oublier Lovecraft, la promenade bouscule les références littéraires et nous trompe par des repères factices.

Seule issue de secours, revenons très légèrement sur nos pas, car la page 95 n’est pas si loin . Le narrateur y précise de manière liminaire : « les écrits, mes écrits, ressemblent moins à un livre qu’à une confession. Ici, vous ne savez rien de l’auteur, et vous apprendrez presque tout de lui. Dérouler la vie des autres, c’est un peu se raconter ».

UN SEMAPHORE POUR GARDER LE CAP

Secouons le narrateur, ce guide déroutant, pour y retrouver Eric POINDRON, esprit bateleur, et lui arracher quelques cartes : dossier scolaire peu fameux, gardien de nuit dans un musée, autodidacte . Il fait des recherches, participe à des conférences et prend des notes sur un petit carnet qui ne le quitte jamais. Tous les livres ou presque l’intéressent. Grâce au professeur il va devenir un colpoteur, donc un marchand ambulant en quelque sorte, un éditeur aussi pourquoi pas, quand on se souvient de la petite collection éponyme. Voilà d’étranges ressemblances avec la biographie de notre auteur.

Logique que nos pérégrinations s’orientent entre des murs de livres, au milieu d’objets insolites, de squelettes blanchis, de crânes évidés et d’animaux empaillés. Mais dans cette ambiance surnaturelle, peuplée de personnages pré-révolutionnaires et du début du XIXè, comment ne pas perdre la tête ?

Il suffit d’un sémaphore pour garder le cap ! Le croyez vous ? Pour jeter l’encre Eric POINDRON  a longtemps vécu au pied d’un phare lumineux posé dans les vignes « d’un grand cru »!

Et le chemin est effectivement éclairé : en fin (oui en deux mots), au dernier chapitre, ou presque, sans avoir connu de découragement, de frayeur, de fatigue, ni manqué de « souffle, patience et clairvoyance » « la porte reste ouverte ». Dans les circonvolutions de notre esprit, du rêve à la réalité, il n’y a qu’un pas, et réciproquement.

Vous avez tout lu ? Vous aimez la « frontière poreuse entre la littérature et la vie » ? Tant pis pour vous !

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© Mary KANG pour le Magazine du bibliophile

CRANOPHILIE

Le Collectionneur de Providence ou Petit Traité de crânophilie

 suivi de

L’Affaire John B. Frogg ou le mystère de la citation de l’écrivain mystère

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Les amateurs de mystères, de brouillard, et de nuit sans lune peuvent se réjouir. Éric Poindron, avec son Collectionneur de Providence, propose un voyage labyrinthique entre réalité et illusions. S’amusant avec les vérités, puisque laquelle est la vérité, comme le dit en exergue l’auteur John B. Frogg, il emmène son lecteur pour mieux le perdre, puis le retrouver, dans cet étrange petit traité.

Voyage mené entre Lovecraft, les écrivains et leur double, Sir Arthur Conan Doyle, Lewis Carroll, et de mystérieux crânophiles, pour ne citer qu’eux ; exploration où des crânes décorent les étagères, tout autant qu’ils sont objet d’études ; où l’on cherche qui, finalement, est le maître du jeu, et qui est la créature. Ainsi, Éric Poindron invite le lecteur à s’égarer sans jamais s’écarter de la connaissance, lui offrant toujours indices, solutions, informations et réponses.

Dans ce recueil au genre indéfinissable, le narrateur conduit son personnage principal, l’écrivain-détective Hodgson, dans un périple diabolique dans le temps. À moins que ce ne soit le lecteur qui fasse ce voyage ; car, à son habitude, Éric Poindron s’amuse du vrai, du faux, et de l’occulte. Il emmêle puis démêle les faits, transformant ses lecteurs en détectives littéraires, les incitant à chercher ce qui se dissimulerait au travers de l’histoire et des notes.

Cet ouvrage ne se contente pas de narrer la rencontre entre un détective de l’occulte et un collectionneur érudit et énigmatique, il lui donne une raison, dont un certain Lovecraft fit un livre. Les découvertes réjouissantes y sont nombreuses, comme celle de cet étrange John B. Frogg, auteur mal connu, possédant lui aussi diverses vérités.

Le Collectionneur de Providence est bien plus qu’une simple nouvelle. Essai crânophilique, anthologie de l’occulte et du mystère, clé d’un coffre aux fonds multiples, les lumières n’y existent pas sans leurs ombres, et les histoires sans leurs secrets. Tel un manoir d’Écosse, les esprits y sont nombreux, les portes sont dérobées pour être mieux découvertes et les ténébreux couloirs mènent à la clarté. À condition de vouloir, ou pouvoir lever les rideaux.

Le Collectionneur de Providence ou Petit Traité de crânophilie suivi de L’Affaire John B. Frogg ou le mystère de la citation de l’écrivain mystère, de Eric Poindron, éditions les Venterniers – livre fait-main • 15 x 10,5 cm • 96 pages à découvrir chez les Venterniers

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Eric Poindron est éditeur et directeur de collection – aux éditions du Castor Astral où il dirige la collection « Curiosa & cætera » -, écrivain (Actes Sud, Flammarion, L’épure, Les éditions du Coq à l’Ane…), piéton, animateur d’atelier d’écriture et critique.

Il s’intéresse à la petite histoire de la littérature et à ses excentricités : auteurs mineurs, petits éditeurs, bibliophilie, fous littéraires, sciences inexactes ou para-littérature. Il lui arrive aussi d’écrire sur la gastronomie, les vins et les alcools. Collectionneur d’objets et d’instants insolites, il est aussi le curieux gardien d’un cabinet de curiosités ouvert au public. Il aime à faire croire qu’il pratique la bicyclette avec délectation, se prend pour un poète et affirme avec méthode, mais non sans stupeur, que les fantômes existent.

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UNE LETTRE DE CLAUDE SEIGNOLLE

Cher Démiurge en pétillance de pages frénétique, cher ami « voyant », curieux en « plus-que-tout » et disant les « choses » à sa manière qui aurait plu à André Hardellet, diable d’autre ami avec qui nous hantions les bistrots à filles des Halles où nous habitions face à face, rue Beaubourg, avant l’assassinat de notre quartier –à-Beaujolais et à chaude-pisse. Souviens-toi du Bal chez Temporel où nous allions « marner » les filles si facile mais à venin.
Ton chouette de bouquin (De l’égarement à travers les livres, NDLR) te ressemble tellement que, le lisant, ta voix qui va partout en même temps, impossible à couper au ciseau de la conversation, sacrément entendue et ressentie. 
Il me semble que Collin de Plancy te colle à la peau, autant que Nerval ce qui perdure de notre fraternité. Quant à l’intrusion de Monsieur Claude, maquereau des mystères qu’on lui prête, ça m’a bien plu et je prends tes pages pour preuve que tu m’aimes sincèrement, nos folies cachées (moi) et visibles (toi). 
Tu as bien choisi tes sujets, ce qui fait que je n’ai pas renâclé à une première lecture rapide et passionnée. Je sais que je reviendrai souvent sur certains chapitres, si bien sorti de ta chaudière – pardon… alambic – animée sans doute par la sève champenoise des coteaux qui entourent ton officine à cauchemars délicieux. 
Belle et élégante couverture par là-dessus.
Ton co-fou dans nos « librairies » pourpres et déglinguées d’esprit qui te dit BRAVO pour toi et ton livre enchanteur.
A bientôt grand fiston exalté.

Claude Seignolle

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« CURIOSA & CÆTERA », LE LIVRE À VENIR

« Curiosa & cætera » le blog de votre serviteur va devenir un « livre-musée » ; Vous voulez en être ? Une espèce d’almanach élégant ou je vais convier les amis, écrivain, photographe, plasticien, graveur etc. Le thème : le Cabinet de curiosités.

Ensuite, vous vous débrouillez…

Une proposition à nous faire ?

Et hop, on écrit au curieux gardien.

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DE L’ÉGAREMENT À TRAVERS LES LIVRES

Bibiopathonomadie ou, des spectres insistants dans l’imaginaire du lecteur

Par Julie Proust Tanguy *

Je me moque des frontières littéraires et je tords le cou à la fiction. La fiction, c’est cette histoire secrète de la littérature que nous devons dénicher. E.P.

Eric Poindron est un personnage haut en couleurs : conservateur de cabinet de curiosités, bibliophile averti, marcheur stevensonien émérite, éditeur d’étrangetés… La rencontre avec cet ogre lettré pourrait à elle seule justifier l’achat de son dernier opus si celui-ci n’offrait pas, de surcroît, une belle promesse de complicité littéraire.

C’est un délice que cet ouvrage écrit par un fou pour des fous de livres. Une maladie labyrinthique, la bibliopathonomadie (le mal – bien plutôt l’art !- de l’égarement à travers les livres), frappe le narrateur de son sceau, véritable signe de reconnaissance qui l’introduit dans la plus curieuse des sociétés secrètes, Le Cénacle troglodyte, où on l’engage à abreuver sa passion en devenant détective littéraire. Quel plus exquis remède aux pulsions littéraires que d’y céder en farfouillant à cœur joie dans l’histoire de la littérature ?

Que l’on ne s’attende pas ici à trouver un roman au cadre rigide : « je me moque des frontières littéraires et je tords le cou à la fiction. La fiction, c’est cette histoire secrète de la littérature que nous devons dénicher. », nous confie le narrateur, entre deux pirouettes. Il s’agit moins de narrer que de se perdre, de bondir d’une enquête à une autre, comme le bibliophage suit avidement les échos que les livres se renvoient : peu importe, finalement, que les investigations littéraires mènent parfois à des impasse déceptives, pourvu qu’on goûte la joie de la multiplication des styles, comme pour mieux savourer la richesse luxuriante de l’univers des livres. Il y a en effet un bonheur frénétique à sauter d’une ambiance à l’autre : épais mystère ésotérique façon Le Nom de la Rose, dans les chapitres consacrés à la création du Cénacle, véritable ordre de Templiers littéraires dont la bibliothèque souterraine suscite les rêves les plus fous (sans doute par son absence de description, qui exacerbe le désir), non sense tout britannique pour évoquer Lewis Carroll et ses jongleries de mots, brumes surnaturelles pour mettre en scène une version curieuse de Lovecraft, pastiché jusque dans l’atmosphère de la nouvelle (et non pas dans son style ampoulé, à la géométrie non-euclidienne et aux circonvolutions squameuses)… Si le surnaturel n’est jamais bien loin de la plume du narrateur, c’est peut-être pour mieux nous rappeler l’acte magique que constitue l’acte de lecture et les spectres insistants qu’il suscite dans l’imaginaire du lecteur.

Au fil des pages, un autre aspect du livre se précise : le narrateur n’est pas ici le seul à être adoubé « détective littéraire ». Eric Poindron brasse à plaisir noms et citations où réel et fiction s’entrecroisent à loisir, transformant le lecteur en modeste Sherlock Holmes de papier, heureux du jeu de références qui se déploient sous ses yeux. Certains noms ont valeur de sémaphore pour le boulimique de lecture, qui sourit en voyant Hodgson mis en concurrence avec sa création ou en découvrant Claude Seignolle, le bateleur des chimères, transformé en personnage lancé sur les traces de Louis XVI – à moins qu’il ne s’agisse du Diable . Il s’en suit une sensation grisante où le lecteur, pris au jeu, en oublie parfois les frontières entre imaginaire et réalité et peut croire, dans un moment d’euphorie, à leur confusion totale. « Qui lit trop devient fou », nous avertit le passeur littéraire qui nous introduit dans le Cénacle : et le lecteur de hocher sagement la tête, tout en rêvant secrètement de pouvoir acquérir Humpty Dumpty’s memories, par John B. Frogg chez Tweedeldum & Tweedeldee Limited.

Plus qu’un déchiffrage érudit, dont elle prend parfois l’aspect à travers ses pétillantes et doctes notes, cette enquête me semble avant tout ode à la lecture et à la relecture : en convoquant les grandes ombres de l’histoire littéraire (Cazotte, Nerval, Nodier, Borel, Dhôtel, Hardellet…) qu’il mêle sans sourciller à ses gloires éclatantes (Hugo, Breton…), en jouant parfois le jeu d’un Marcel Schwob tant certains chapitres prennent des tournures de Vies imaginaires (ainsi ceux consacrés à Chamisso, Berbiguier, Collin de Plancy…), Poindron retrace une bibliothèque idéale aux yeux des « hommes-livres », bibliothèque dont il a la gentillesse de nous conseiller des curiosités en fin de volume. Cette petite bibliographie semble nous rappeler, jusqu’aux dernières pages, que tous les chemins mènent à la Bibliothèque, après nous avoir conduit, pendant une bonne partie du récit, à Reims, « l’une des plus invraisemblables villes de la géographie du Conte », selon Victor Hugo.

Il y aurait sûrement beaucoup à dire encore de ce livre qui paraît inépuisable et que le lecteur bibliophile rangera volontiers, dans sa bibliothèque mentale, près de La cité des livres qui rêvent du truculent Walter Moers, Des bibliothèques pleines de fantômes de l’érudit Jacques Bonnet, de L’amateur de livres de l’inestimable Nodier, non loin de Borges et des albums de Frédéric Clément…

On se contentera simplement de vous inviter à le lire, dans les plus brefs délais, et à vous  perdre dans ses délicieux méandres.

De l’égarement à travers les livres de Eric Poindron, Le Castor Astral éditeur, collection « Curiosa & cætera »

N.B. Julie Proust Tanguy est l’animatrice du Blog De Litteris

« VALPÉRI », UN CHEF D’ŒUVRE MÉCONNU

« La Classe des raffinés et des dandys. »

Charles Baudelaire.

Au cœur du XVIIIe siècle libertin, Valpéri a quinze ans lorsqu’il découvre la bibliothèque de son oncle libertin et « l’orageuse puissance des souffles embrasés de la volupté ».  Lorsqu’il quitte le château de son père en Champagne pour la capitale, son goût pour l’aventure le conduit naturellement au truculent cercle des Navarrois où règnent le stupre et la décadence. Ce sera l’apprentissage du divertissements, de l’alcool, des jeux et des duels. Avec ses compagnons, le gentilhomme connaîtra des situations aussi périlleuses qu’extravagantes. Dès lors, seule lui importe la recherche du plaisir et de l’action.  « Il y a dans ce récit un si contagieux entraînement que le lecteur, électrisé, croit sentir brûler dans ses veines la fièvre de l’action. La main qui s’est crispée sur la garde d’une épée a seule le secret de cette âpre poésie. »

Animé par une soif de l’absolu, doté d’un esprit vif et cruel, d’une extrême élégance et d’une fascination pour la chair féminine, d’un regard, enfin, où l’on voit parfois passer l’ombre du diable, la singulière nature de Valpéri ne cesse de déconcerter au fil de ces péripéties. Jeu, ivresse, débauche, manipulations, duels : il ne recule devant rien. Sa soif de l’absolu demeure pourtant  inassouvie… Pourtant, le mystère de ses origines et la certitude de l’existence d’un monde caché l’amènent peu à peu à vouloir percer bien d’autres secrets…

Que peut encore désirer un héros aux allures d’anti-héros ?

Dans une langue élégante et teintée d’humour, ces mémoires dévoilent les aventures d’un gentilhomme qui oscille entre humeur sombre et gaieté inquiétante. Mélange réussi de Sade, des Liaisons dangereuses de Laclos et de littérature gothique, ce roman étourdissant sent le soufre et l’irrévérence.

Que le lecteur qui s’apprête à pénétrer dans l’univers de Valpéri, gentilhomme « es licence » sache à quoi il s’expose. Rien de grave ici – au sens où ce mot évoque une sorte de raideur monotone ou un sérieux accablant. Au contraire, tout le génie littéraire de Paul de Molènes est mis au service de la jubilation. Qui ne se délecterait d’une telle extravagance et de si folles aventures? Lire Valpéri, c’est rencontrer un remède à la morosité dans une contagieuse allégresse. Véritable récréation, apologie de la légèreté et de l’insouciance, la lecture de ce chef d’œuvre est, de bout en bout, dominée par le plaisir : réjouissons-nous !

Paul de Molènes (Reims, 1821-1 Limoges, 1862) débute en littérature sous le patronage de Chateaubriand. Il contribue à la Revue des Deux Mondes et au Journal des débats, puis fait paraître un premier roman, Les Cousins d’Isis, suivi de Valpéri, son chef-d’œuvre, avant de s’engager dans une carrière militaire. Homme d’épée et de belle plume, ses contemporains Baudelaire et Barbey d’Aurevilly louent son talent. Une chute de cheval provoque sa mort aussi prématurée que tragique pour la littérature.

N.B. Signalons que l’ouvrage contient une préface et un dossier critique deNorbert Gaulard.

Illustration de Casajordi

Quelques critiques de contemporains…

« C’est un caprice à la Charolais ; on y tue de gaieté de cœur, on y fait le mal par désœuvrement. C’est la débauche d’un gentilhomme qui a soupé avec Cagliostro et qui croit au magnétisme ; c’est un livre fait pour être relié en rouge et pour donner de grands frissons ; c’est une rêverie épouvantable et charmante ; c’est une extase de Watteau dans un cimetière. » Louis Ulbac

« Quand Paul de Molènes mourut, si jeune encore, ses contemporains le regrettèrent comme on regrette un talent interrompu dans le plus beau moment de son éclat. Son nom avait retenti. » Jules Barbey d’Aurevilly

« M. de Molènes appartenait, dans l’ordre de la littérature, à la classe des raffinés et des dandys. Tout en lui, même le défaut, devenait grâce et ornement. On lui rendra justice plus tard ; car il faut que toute justice se fasse. » Charles Baudelaire

« BREFS » DE GEORGES KOLEBKA

Georges Kolebka possède un don, celui de faire court dans un monde où la longueur serait une qualité : regardez tous ces films qui s’allongent, ces romans qui s’épaississent comme s’il y avait vertu à dire beaucoup. Maître dans l’art de la brièveté qui fait mouche ou qui touche, il envoie à quelques fidèles dont on déplore qu’ils ne soient pas plus nombreux ses recueils effilés, confettis dans la monotonie d’une littérature qui se prend très au sérieux et qui même quand elle sourit se regarde le faire, complaisante et navrante : que je suis drôle nous disent nos comiques patentés, que mon cynisme est de bon aloi, que mes vacheries sont bienvenues, etc… Rien de tout cela avec Monsieur Kolebka qui cultive l’élégance en même temps qu’il polit et repolit son ouvrage sans cesse jusqu’à cet évident miracle qu’est un texte court avec ce “rien de trop” qui fait la différence. Pas de héros, seulement des personnages ou des figurants saisis dans le rare moment où ils sont dignes d’un regard, pas d’héroïsme, seulement ce quotidien qui tricote à longueur de temps des situations cocasses qu’un œil mal exercé ne remarquerait pas, ou des grandeurs ignorés qui nous rappellent que le ridicule, bien décoré, engendre des sourires plus beaux que des moqueries. Georges Kolebka ne recule devant rien, pas même les gloires de notre panthéon littéraire, les finesses de notre langue ancienne, les métiers les plus nobles : tout y passe, en un trois coups de pinceau.

Mais rien ne vaut, pour le comprendre, un extrait, et l’éditeur, l’heureux Castor astral (collection « Curiosa & cæetera ») qui lui est fidèle depuis de nombreuses années, nous pardonnera cette liberté, le texte choisi est fort… bref :

AU CAS OU

« J’entrepose sur cette page 65 quelques mots au cas où me viendrait une idée de roman:  petite madeleine, infusion de thé ou tilleul, tante Léonie, maman, petit coquillage de pâtisserie, Gilberte, Guermantes. »

C’est Brefs et cela vient de paraître. C’est dit. Et c’est très bien.

Par David Vincent, Editions L’Arbre Vengeur.

Brefs, de Georges Kolebka, Illustration de Casajordi (éditions Le Castor Astral, collection « Curiosa & cætera » dirigée par Eric Poindron)

Illustration de Casajordi

EGAREMENT DE VACANCES À TRAVERS LES LIVRES

Pascale m’a écrit : 

Bonjour cher Monsieur,
Je savoure votre livre comme un détective pris dans un tourbillon littéraire. Le vrai et le faux y font bon ménage, on est essoufflé heureux de lire la première partie. Personnellement je suis happée à chaque fois que je me plonge dans ce roman, j’ai l’impression d’être le Sherlock Holmes de la littérature française… Au début on est sur ses gardes, « doit-on s’abandonner à l’imaginaire où à la réalité » pour finalement s’égarer dans ce livre sans retenu. In fine, l’égarement m’a conduit à l’exploration et à la découverte d’une histoire, d’un style littéraire. Votre livre suscite la réflexion littéraire sans forcément aboutir à une réponse, car réponse on ne veut.
Puisse ce livre, ce style littéraire donner envie aux jeunes de délaisser SMS et Facebook pour s’aérer la mémoire vive du cerveau humain.

Très cordialement.

De l’égarement à travers les livres, de Éric Poindron, Castor Astral, collection « curiosa & caetera ».

EGAREMENT & LECTURE DE VACANCES

Connaissez-vous la bibliopathonomadie ? C’est un mal qui fait perdre au sujet tous ses moyens dès lors qu’il touche un livre. le livre labyrinthe d’Éric Poindron, scribomane autant que bibliopatho- nomade, nous fait perdre tous nos moyens, mais délivre en échange un grand plaisir, celui de se perdre, de flâner, de devenir sur les pas du narra- teur ce détective littéraire qui, à la demande d’une société secrète, cherche à résoudre quelques-uns des mystères de la littérature. Savoir pourquoi lewis Carroll imagina alice par exemple. Pour connaître les grands auteurs qui ont pignon sur bibliothèques, Éric Poindron n’en adore pas moins les méconnus et oubliés et truffe ses lignes d’anecdotes dont la véracité n’est pas à remettre en cause. S’égarer, c’est découvrir, c’est laisser faire la sérendipité, c’est muser dans des sentiers occultes, c’est aller voir derrière les barrières et les buissons. Suivez le guide, c’est un artiste, un joueur de mots qui sait que l’égarement enfante la découverte.

De l’égarement à travers les livres, de Éric Poindron, Castor Astral, collection « Curiosa & caetera ».

©  Monique Neubourg pour Art travel

VALPÉRI, MEMOIRES D’UN GENTILHOMME DU SIÈCLE DERNIER

DU TERRIBLE DANS LES ROMANS

VALPÉRI, MEMOIRES D’UN GENTILHOMME DU SIÈCLE DERNIER, PAR M. G. DE MOLÈNES.

De tous les moyens mis en usage pour saisir l’imagination et remuer l’âme, le plus infaillible, le plus accessible à tous, est, sans contredit, la terreur. Sur le chapitre de l’amour et de la rêverie, chacun a son sentiment particulier, sa théorie ; mais, sur l’incident de l’épée de Damoclès, le frisson est unanime, et il n’y a guère que don Juan qui puisse voir sans pâlir la statue du commandeur s’asseoir à sa table. Tel bâille aux charmants adieux de Roméo et de Juliette, qui se voile la face à l’apparition du spectre de Banquo, et voudrait s’enfoncer sous le sol quand le fantôme d’Hamlet en sort. Tout le monde n’a pas le secret de la mélancolie, mais tout le monde connaît les voluptés violentes de l’effroi.

Quand nous disons voluptés, qui prétendra que le mot soit trop fort, et que la frayeur causée par des fictions ne soit, parmi nos plaisirs, un des plus irritants, des plus réels ? plaisir, au reste, qui, comme tous les autres, a ses degrés, dont le sursaut est le premier indice, l’horripilation la pleine jouissance, et le cauchemar l’extase ! Il est donc constant que nous avons tous une secrète et irrésistible sympathie pour ce qui nous fait trembler. Mais il y a deux manières de faire trembler : l’une fort en usage par le temps et par les romans qui courent, et consistant dans l’agrégation de scènes violentes ou féroces qui paraissent empruntées à la vie réelle, à la peinture des mœurs historiques ; l’autre qui ne prend ses effets que dans le caprice, dans l’idéal, et qui crée des monstres que le premier rayon du jour ou de la raison fait évanouir. De ces deux nuances du terrible, la première est la plus commune, la moins saisissante ; car les chroniques des cours d’assises ne laissent guère de champ libre à l’invention, touchant les héros du meurtre, et on court le risque, dans cette voie, ou bien de paraître banal, si l’on prend ses traits dans un réquisitoire, ou bien de paraître faux, si on les imagine ; et l’on se trouve ainsi placé entre l’ennui et le dégoût. Le terrible des chimères, des fantômes, le terrible de fantaisie, au contraire, a cela d’original et de puissant qu’il nous plonge brusquement dans une atmosphère imprévue où tout est surprise, étonnement. On ne sait pas où l’on va, et on sait à peine où l’on est. L’imagination flaire l’abîme, et s’avance avec terreur dans la nuit. Tout devient alors permis, et l’excentricité de la fantaisie donne un caractère plus complet à l’épouvante, et même un certain degré de vraisemblance à ses raisons. En effet, celui qui tourne la première page d’une de ces œuvres étranges a fait acte de foi, il croit, ou il veut croire pour un moment, à l’existence de ce monde des esprits, et, dans cette hypothèse, tout est possible et vraisemblable, les fantômes sont logiques, les influences souterraines rigoureuses, et l’absurde tourne au sublime.

Personne ne s’étonnera donc si nous avouons ensuite humblement que nous professons une médiocre sympathie pour les épopées sanguinolentes et filandreuses à l’ordre du jour, et si nous déclarons qu’en fait de terreur nous préférons les contes d’Hoffmann aux romans de M. Eugène Sue. Cet avis paraît être aussi celui de M. de Molènes, qui, sous le titre de : Valpéri, mémoires d’un gentilhomme du siècle dernier, vient d’opérer une vigoureuse tranchée dans ces mines fécondes et mystérieuses, si largement ouvertes du côté de l’Allemagne, mais fermées jusqu’à présent pour nous autres Français profanes.

Le fantastique demande une initiation difficile, et nous comprenons que peu de gens se hasardent à tenter ses profondeurs. Tout le monde n’a pas, comme Faust, le droit de commander à Méphistophélès, et il ne suffit pas de s’envelopper de fumée, pour que de ces nuages épais sorte le barbet symbolique du drame de Goethe. N’évoque pas qui veut ces personnages aux regards métalliques dont l’œil fascine ! Il n’est pas donné au premier venu de communiquer ces terreurs qui rendent inhabitables les vieux châteaux déserts ! Ce n’est pas pourtant que, dans le roman de M. de Molènes, nous assistions à des processions de fantômes, à des évocations diaboliques ; on sent bien que l’auteur n’avait qu’un signe à faire pour que la légion infernale se ruât de grand cœur à travers le parc lugubre de Valpéri ; mais ce signe, il ne l’a pas fait. Tout ce monde sulfureux des sorciers se meut derrière la tenture de soie des boudoirs. Les lèvres ironiques des marquises et des présidentes poudrées se refuseraient aux formules redoutables ; un parfum de bonne compagnie remplace les âcres odeurs de laboratoire ; c’est de la diablerie à talons rouges qui fait tantôt sourire et tantôt trembler ; c’est de la fantasmagorie à la Cagliostro ; c’est un cauchemar causé par du vin de Chypre, et qui agit sous des rideaux de dentelle et des couvertures de satin ; c’est une vision effroyable, peinte au pastel, mais avec quelle sûreté de touche, quelle puissance de coloris !

Un des charmes de ce livre, c’est cette réticence même sur le compte des agents mystérieux du roman, c’est cette incertitude du milieu véritable dans lequel vivent les héros. On est tout d’abord en suspens ; on ne sait si l’on veut croire ou douter, et la curiosité irritante que produit cette situation singulière ajoute aux attraits du récit.

Le baron de Valpéri est un beau gentilhomme, portant la tête haute, et s’avançant intrépidement dans la vie, avec les passions de don Juan et l’orgueil de Lucifer. L’or et le sang lui semblent destinés à couler ; ses caprices sont splendides, ses voluptés sont féroces. Il y a sur son origine un mystère indéfinissable. Sa mère était une sorcière des bords du Gange ; aussi a-t-il la beauté sensuelle des enfants de l’Asie, la grâce du Bacchus indien ; aussi ne peut-on le voir sans l’aimer ; mais, hélas ! on ne peut l’aimer sans en mourir. Au milieu du parc du château de Valpéri, dans une cabane, on élève avec un soin religieux Zareb, un serpent indien ramené de Pondichéry. Ce reptile, qui s’enlace familièrement dans une fête aux bras de notre héros, lui a communiqué l’éclat fascinateur de son regard. Valpéri est un fils du serpent, et le mot peut être pris à la lettre, s’il faut en croire le manuel de maître Alkaphrobidius ; or, par cette révélation, nous voilà sur le seuil de ce monde des prodiges, que l’on côtoie dans tout le roman de M. de Molènes, mais qui n’est jamais avoué. Ce livre a l’allure d’un conte qui serait fait en riant dans une de ces chambres des anciens châteaux où les murs sont couverts de glaces étincelantes, de candélabres aux reflets dorés, de tapisseries pleines de joyeux oiseaux, de magnifiques personnages, mais où l’on entendrait, par intervalles, dans un couloir invisible, marcher des meurtriers et gémir des fantômes !

Valpéri est d’une originalité sinistre, mais il est cruel avec élégance. Personne ne se renverse avec plus de grâce sur le satin broché d’un sofa ; personne ne chiffonne avec plus de dédain la dentelle de son jabot ; mais, pour Dieu ! ne touchez pas à l’épéc du charmant baron, elle est sanglante ; n’effleurez pas du coude le velours brodé de son habit, car alors le gentilhomme se retournerait, et sa lame, flamboyante et rapide comme son regard, vous ôterait pour jamais le caprice de traverser son chemin. Valpéri, c’est l’ivresse du bandit avec la délicatesse de formes du gentilhomme ; c’est la volupté sanguinaire de Caligula, de Néron, d’Héliogabale et du marquis de Sade ; c’est un ambitieux qui se satisferait à peine du trône du monde, et qui jalouse le bonheur de son voisin ; c’est l’âme d’un conquérant avec l’appétit d’un vampire !

Nous ne le suivrons pas dans ses effroyables confidences. D’un pareil livre, l’analyse est impossible : soumettez donc aux lois ordinaires de la critique les hallucinations d’un rêve ! L’œuvre de M. de Molènes a été conçue dans un de ces jours d’ivresse littéraire et d’ironie superbe, où l’on se plaît, pour se donner la joie des contrastes, à bouleverser les règles convenues, à poursuivre jusque dans ses extrêmes conséquences un principe paradoxal.

Nous ne sortirons donc pas le baron de Valpéri du demi-jour dans lequel son œil étincelle. À quoi bon gâter par un récit écourté tous ces incidents pleins de poésie lugubre, mais aussi parfois pleins de grâce, plein de férocité et pleins de mélancolie, qui font de cet ouvrage un des plus étranges de ces derniers temps ? Nous ne parlerons ni de l’enfance mystérieuse du héros dans un triste manoir de Champagne, ni de ses lectures dans les poèmes de la volupté, ni de ses premiers essais d’influence magnétique, ni de ses premières amours, ni de ses premières fureurs. Nous laisserons sous la terre sanglante qui les recouvre le ridicule maître Garbaud, niais auquel on confiait un esprit satanique, pauvre poltron auquel on remettait la laisse d’un jeune tigre ; le vieux pasteur Brendt, dont Valpéri détruisait la foi candide et déshonorait la fille ; don Christophe de Formontez, qu’il tuait pour essayer sa puissance ; sir John Murray, auquel il envoyait une balle dans le cœur pour se venger d’une conversation ennuyeuse ; Frédéric Verden, pâle et mélancolique enfant du Rhin, qui se promenait le dimanche avec des violettes à la boutonnière, pauvre musicien qui avait plus d’âme dans son violon que tous les gentilshommes de France dans leur poitrine, triste amoureux qui ne savait qu’aimer et soupirer, qui laissait gravement tomber un à un les pétales d’une marguerite dans l’eau, pendant qu’on allait chercher des épées pour son duel avec Valpéri ! Cette figure méditative qui répand dans un coin du roman une fraîcheur délicieuse, mais bien fugitive, est encore une trahison de l’auteur. À peine l’a-t-on entrevu, à peine a-t-on souri de ses extases, à peine a-t-il eu le temps d’apporter deux ou trois bouquets à Louise, qu’il cède comme les autres à cette puissance infernale créée pour détruire. On voudrait que celui-là au moins échappât au baron ; mais, non, il faut qu’il meure comme les autres, comme Valério, comme Rodrigo de Ilurza, comme tout ce qui a du génie, ou de la beauté, ou de la candeur, comme toutes les fleurs que l’implacable baron écrase sur sa route, en souriant, la main dans son jabot, l’œil à la piste de deux yeux de femme !

Nous ne détacherons pas non plus de leurs cadres les charmantes ligures de Zerline, de Louise, de Valéria, de la maréchale de S***. La critique est toujours gauche et maladroite quand elle veut poser le doigt sur ces pastels délicats. Laissons donc suspendues à leur place, dans leurs toilettes charmantes, toutes ces roses et frêles victimes de la volupté sinistre de Valpéri ; laissons voltiger dans la pénombre de ce roman lugubre leurs poétiques fantômes, éternelles visions d’amour que chacun reconnaît et se plaît à suivre, et qui répandent autour d’elles comme une lueur sereine, comme une clarté nocturne. Nous omettrons également ces intervalles de grande gaieté, ces épisodes comiques et parfois burlesques, l’accouchement de la marquise de Riverda, le triomphe d’Héliogabale, l’enlèvement de Golpier-Baleine, les funérailles de lady Bling, tous ces éclats de rire sonores et terribles qui retentissent tout à coup dans l’obscurité. Pour ces incidents comme pour le reste, nous renverrons au livre, bien persuadé que personne ne nous en voudra de la surprise, et que, dans de pareilles matières, il est absurde d’analyser à la loupe ce qui n’a que des contours vagues et fantasques, et de prétendre expliquer ce qui doit être seulement senti. Le roman de M. de Molènes est donc, en résumé, un songe bizarre, mais superbement raconté. C’est un caprice à la Charolais ; on y tue de gaieté de cœur, on y fait le mal par désœuvrement. C’est la débauche d’un gentilhomme qui a soupé avec Cagliostro et qui croit au magnétisme ; c’est un livre fait pour être relié en rouge et pour donner de grands frissons ; c’est une rêverie épouvantable et charmante ; c’est une extase de Watteau dans un cimetière.

Ajoutons, pour être juste, qu’il paraîtra, sans aucun doute, immoral aux honnêtes lecteurs des Mystères de Paris et du Juif Errant ; mais, qu’importe ! nous ne nous en plaindrons pas, ni M. de Molènes non plus. Il est vrai que le dénouement n’a pas été fait d’après les lois rigoureuses de l’Ambigu-Comique ; que le vice triomphe partout et ne reçoit nulle part son châtiment ; que le baron de Valpéri est un sacripant qui ne respecte rien. Il souille et brise tout ce qu’il rencontre, et meurt doucement de sa belle mort, gorgé de voluptés et de crimes. Rien n’indique ses remords ; la terre ne le dévore pas comme don Juan, c’est vrai ; mais, après tout, que prouve cette impunité, si ce n’est que l’auteur n’a voulu rien prouver ? Il n’a pas prétendu peindre des mœurs humaines, un type réel. Son héros est de la famille des vampires, et, en conscience, le diable ne saurait être trop diabolique. Mais admettons que Valpéri ne tire pas rigoureusement son origine du serpent Zareb, que ce soit simplement un gentilhomme sanguinaire et débauché, qu’en conclurait-on encore contre l’auteur ? Il a voulu montrer une nature perverse dans son développement complet, entier ; il a mis l’âme d’Héliogabale dans le corps d’un baron du siècle dernier, et l’a lancée au travers du monde, se demandant jusqu’où elle irait sans frein et sans barrière. Il a voulu voir le jeu libre des plus mauvaises passions, et a cru pouvoir, sans qu’on l’accusât de complicité avec son héros, se donner le plaisir de supprimer pour une fois l’inévitable Providence et l’inséparable maréchaussée. Où est le grand mal ? Son héros est un monstre ? Il le sait bien. Mais si ce monstre vous amuse, vous êtes désarmé.

Dans une œuvre pareille, il fallait, on le comprend, que le style fût irréprochable. C’était le seul moyen de se faire amnistier par les plus récalcitrants. Disons que M. de Molènes a compris cette nécessité et l’a satisfaite. Sa phrase est brillante et ferme ; sa pensée audacieuse, mais sagement exprimée. On retrouve l’allure fière, l’air de bon lieu que l’on était habitué déjà à rencontrer dans la critique de l’auteur. On sent là de la jeunesse et du calme, de la richesse et de la mesure. Il n’y a pas dans les mots un faux étalage d’ornements ; on n’est pas choqué des rayons indiscrets du clinquant ; on voit que l’étoffe est précieuse par elle-même, et a pu se passer de paillettes.

Félicitons-nous donc, au moment où tant d’écrivains n’ont plus souci de leur conscience littéraire, où tant de talents s’épuisent, de rencontrer de ces esprits fervents dans le culte de la fantaisie, et pendant que les journaux défoncent, pour la soif de leurs lecteurs, ces tonneaux pleins d’un vin fade, incolore et surabondant, d’avoir en réserve, sous la main, un de ces petits flacons au cristal éblouissant de ciselures, riche d’une liqueur chaude et dorée, et dont quelques gouttes suffisent pour faire rêver et pour plonger dans les enchantements de l’ivresse ! Car nous sommes sur ce point de l’avis de Werther : malheur à ceux qui ne se sont jamais enivrés !

LOUIS ULBACH. L’Artiste, 1846

Valpéri, Mémoires d’un gentilhomme de  Paul de Molènes, préface de Norbert Gaulard Le Castor Astral, collection « Curiosa & caetera »

Davantage qu’une curiosité : une oeuvre de Paul de Molènes, auteur de la génération de Gobineau et de Barbey d’Aurevilly, qui offre un curieux mélange d’esprit libertin et de byronisme. Le héros à l’origine incertaine voire infernale vit des aventures d’un picaresque qui n’a rien de léger, et l’on retrouve dans ce curieux ouvrage écrit par un jeune homme les thèmes du romantisme : solitude,orgueil du héros, mépris des conventions. La séduction de « Zerline » et son dénoûment sont inédits… et surprenants.

Valpéri est un curieux croisement de Lara et de Don Juan… et le tout écrit dans une langue somptueuse.Regrettons que l’auteur se soit ensuite consacré au métier des armes avant de mourir d’un accident de cheval dans un manège.

Jean-Marie Lambert, lecteur

PETITS & MÉCHANTS

A trois semaines du premier tour de l’élection présidentielle, alors que petits et grands candidats s’affrontent encore, voici un éclairage différent sur ces personnages et quelques autres : des petits qui rêvent d’être grands, des grands qui, pour avoir été petits, ont cru grandir à travers le gigantisme de leurs empires et dont les désirs impérieux ont souvent grandement fait peur. « Petits et méchants » un petit livre rouge, qui rappelle la grandeur essentielle de tout bouffon du roi, afin de révéler au jour la part d’ombre des méchants.

Là est tout l’art de la caricature : forcer le trait pour rendre visible l’infiniment petit. Forcer le rire pour faire réfléchir. Le trait de Jean−Pierre Cagnat est à la fois fin et précis, gras, sombre et profond. Certaines pages explosent comme de la poudre.  Sa plume égratigne la page, la signe, la saigne, comme un graffiti sur un mur. Légère au début elle se fait plus lourde au fil de la lecture, à tel point que certains des portraits saisis filent vraiment les jetons…

En même temps on apprend beaucoup : Louis XIV si minuscule qu’il invente la mode des talons pour les hommes et les perruques immenses, que Pépin le bref compensait grâce aux grands pieds de sa grande Berthe, qu’Hitler et Staline, qu’on savait déjà de la même trempe, étaient aussi de la même taille… et que le lancer de nain permet, lui, une reconversion bienvenue après mandature.

« Petits et Méchants » de Jean−Pierre Cagnat. Un petit livre qui a l’impertinence des grands.

Petits et Méchants de Jean-Pierre Cagnat, Le Castor Astraléditeur, collection « curiosa & caetera » , 2012.

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N. B.  Les prix de l’humour noir ont été remis hier à Paris à trois lauréats champions du rire tueur, qui ont ceint l’écharpe funéraire à leur nom comme le veut la tradition de cette haute distinction spirituelle.

Le Grand prix de l’Humour noir se décompose lentement en plusieurs prix. Le prix Xavier Forneret (œuvre littéraire) qui a été remis à Philippe Caubet et Lea Lund pour leur Guide des gens. France 2012 (éditions Noir sur Blanc), le prix Grandville (dessinateur) à Jean-Pierre Cagnat pour Petits et méchants (éditions Le Castor astral,  collection « curiosa & caetera ») et le prix du spectacle à Denis Lavant pour La Grande vie au théâtre du Rond-Point. (Union de la Presse Francophone)

AUTOUR DE CLAUDE SEIGNOLLE

Entretien autour de Claude Seignolle avec Eric Poindron, par Elric Warrior

Le combat contre le temps est la seule activité digne d’un écrivain écrivit par une nuit noire le maître de Providence Howard Phillips Lovecraft, mais se doutait-il qu’au même moment, un jeune homme du nom de Claude Seignolle s’attelait avec grande ferveur à combattre ce temps qui passe ? Il recueillait inlassablement les contes et légendes de nos contrées en proie à l’impitoyable modernisation, bête hurlante, Diable plus dangereux, oh combien que celui de nos légendes, détruisant impitoyablement de ses griffes acérées nos traditions et coutumes ancestrales.

Cher Eric, peux tu nous parler de ta première rencontre littéraire avec l’Homme-légende Claude Seignolle ? Quel était ce livre ?

Cher Elric, Je crois que j’ai rencontré Claude pour la première fois lorsque j’étais adolescent dans la bibliothèque d’une école religieuse. Comme l’école ne m’intéressait guère, les bibliothèques étaient de véritables refuges et les livres des petites lucarnes vers l’extérieur. Et quand on découvre Claude Seignolle, l’écrivain fantastique et rare, on ne peut pas en sortir indemne. Ca a été pour moi une découverte aussi importante que la lecture de Sherlock Holmes, Robert-Louis Stevenson, Alexandre Dumas – le père – ou Jack London. Ce sont sans doute aucun mes lectures d’apprentissage et de formation. Trente ans ont passé et je continue à lire l’un et les autres. Le premier livre de Claude que j’ai lu, étrangement, c’était l’Invitation au château de l’étrange. Et il m’attendait sur les rayonnages d’une bibliothèque religieuse ! C’est un livre fascinant car si l’auteur affirme se contenter de recueillir les histoires troublantes racontées par autrui, on devine derrière les témoignages le « Seignolle fantastique », le conteur d’antan, le sorcier des mots. Il est impossible de renfermer ce livre sans être interpellé. Je connais des lecteurs qui m’ont avoué ne pas lire l’ouvrage avant de s’endormir car les questions les assaillent et ils peinent à trouver le sommeil.

– Pourquoi avoir choisi de rééditer Invitation au château de l’étrange de Claude Seignolle ? Fan du Livre des damnés de Charles Fort ou d’autres faits maudits de Georges Langelaan ?

Ce n’est pas moi qui ai choisi de rééditer ce livre, c’est Claude qui me l’a proposé et, bien évidemment, j’ai dit oui sans réfléchir puisque ce texte fait partie de mes lectures favorites. C’est un livre unique en son genre et unique dans l’œuvre Claude, mélangeant avec astuce des faits presque cliniques et un climat romanesque. Nous ne sommes pas très loin du « réalisme fantastique », cher à Bergier et Pauwels, mais aussi d’écrivains comme Maurice Renard ou l’immense André Hardellet qui était un ami de Claude. Fan du Livre des damnés de Charles Fort ou d’autres faits maudits de Georges Langelaan, pas exactement, mais lecteur curieux et lecteur intrigué. La collecte démesurée de faits inexpliqués imaginée par Charles Fort est en effet fascinante, tant par le résultat que la démarche obsessionnelle, et j’avoue avoir un faible pour les personnages obsessionnels.

– Quelle est ton anecdote préférée dans Invitation au château de l’étrange ?

Elles sont nombreuses, mais certaine en effet, peuvent donner de l’imagination au lecteur, comme cette histoire de carrosse volant qui s’enfonce dans les bois où s’élevait jadis un château. J’avoue avoir aussi un faible pour une histoire absurde et cruelle où un vieil érudit démonologue vend sa bibliothèque ésotérique. Tout cela se terminera fort mal. Oui, ce château et bien étrange et il faut un certain courage pour s’approcher des fossés à travers les ronces hargneuses…

– Penses-tu que ce livre peut être classé avec ses œuvres de Folklore ? Ou est il vraiment à part ?

Je crois que c’est dans l’œuvre de Claude un livre Unique et inclassable, ce qui peut explique la fascination qu’il exerce sur le lecteur. C’est un mélange savant et réussi de traditions ancestrales, de nouvelles fantastiques et d’écriture romanesque. L’écrivain propose et le lecteur dispose. Les lecteurs incrédules pourraient se mettre à douter et les autres s’égareront avec délice dans les chemins où rôdent la peur et les mystères.

– Ton livre préféré de Claude Seignolle ?

Ils sont nombreux. Les loups verts où Seignolle mélange avec effroi sa propre histoire et la barbarie nazie, faisant des SS des loups-garous, est un très grand livre dérangeant. La Gueule, qui raconte en partie sa captivité dans l’Allemagne nazie est aussi un livre majeur. L’auteur écrit comme on martèle et se dévoile. Ici, la peur, la folie et la faim prennent des allures de danse macabre. Son œuvre érotique, quoique peu importante est aussi magistrale. Je pense bien sûr à L’éloge de la nymphomanie, un livre exalté qui célèbre le sexe et le corps, longtemps interdit et qui aurait mérité de faire partie de « L’enfer de la Bibliothèque Nationale » aux côtés des très grands textes licencieux. Enfin, il est impossible de ne pas évoquer, et même saluer, La Nuit des halles qui est un livre enivrant, fascinant. C’est pour moi le chef d’œuvre de Claude Seignolle. Ici, l’écrivain est tout entier et magicien. Il se fait piéton d’un Paris disparu et passe-muraille. Il joue avec les époques, convoque Villon, Gérard de Nerval, Restif de la Bretonne et tous les fantômes considérables d’un Paris qu’il réinvente pour mieux lui rendre hommage. Dans son avant-propos, l’écrivain fait cette aveu qui, à mon sens annonce tout le suc de ce livre magnétique : « Mais pour nous, poètes, est-il une limite, visible entre le vrai et l’imaginaire et ne souffrons-nous pas de nos rêves comme s’ils étaient réalité ? ». Ouvrez-le livre à n’importe quelle page, commencez la lecture et vous passerez de l’autre côté du miroir. C’est un texte fascinant que l’on peut relire et relire. Chaque fois, on y déniche une nouvelle pépite. Ici, point de ville Lumière mais au contraire une ville sombre et sépulcrale, celle des halles de naguère et de l’église Saint-Merri, de la tour Saint-Jacques ou de l’île Saint-Louis. A la fois déambulation, confession, nouvelles, histoire insolite d’un Paris « alchimiste », La Nuit des halles, est l’enfant réussi de la poésie urbaine et du fantastique. La bibliothèque de « l’honnête homme » est incomplète si ce très grand livre en est absent.

– Quand on parle de Claude Seignolle, on pense à son monument Les Evangiles du Diable, que penses-tu de cette œuvre unique en son genre ?

C’est un livre considérable qui n’a jamais de fin, à la manière des Mille et un nuits. Claude Seignolle se fait collecteur, chercheur d’or(s), ethnographe et conteur de tout premier ordre. C’est un peu son « grand œuvre », au sens où l’entende les compagnons. On pourrait presque croire que c’est le livre d’une vie, et pourtant, l’œuvre de Seignolle est si vaste que l’on pourrait croire qu’il possède plusieurs vies. Ou que le diable est allé à confesse et lui a prêté main forte.

Les livres de Claude Seignolle sont rangés à coté de quel auteur dans ta bibliothèque ?

Je possède une grande bibliothèque ésotérique et occulte et Claude y occupe une place de choix. Comme ses livres sont nombreux, ce sont les voisins qui se déplacent. En ce moment, il est à côté de Au milieu des Loups de Vasile Voiculescu, un immense écrivain roumain édité par les belles éditions Hesse. L’astronome Danois Tycho brahé n’est pas non plus très loin. Il est aussi en bon voisinage avec quelques textes de sorcellerie de l’admirable Maurice Garçon, des Mémoires de l’ombre de Marcel Béalu, autre écrivain magique et magnifique, de Gaspard de la nuit de Aloysius Bertrand qui est à mon sens un inventeur d’univers, et des Lettres inédites de Stanislas de Gaita au Sâr Péladan. Enfin, et c’est un petit clin d’œil à l’ami Claude car je sais qu’il aime avec passion ce texte rare, Le Diamant de l’herbe de Xavier Forneret, ce petit chef d’œuvre inclassable de la littérature. Ce sont pour la plupart des écrivains confidentiels et pourtant majeurs. Dois-je préciser que la cohabitation se passe très bien et que si l’on sait dresser l’oreille, on peut à la nuit tombée surprendre les singulières conversation cette belle

– Quelle visage les gens retiendront-il de Claude Seignolle ? Le spécialiste en folklore, le romancier ?

Les gens, je l’ignore, mais les lecteurs curieux et scrupuleux pourront Tout retenir. Si l’on commence par le folklore est il impensable de ne pas souhaiter en apprendre d’avantage sur un tel érudit. Si au contraire on a la chance de découvrir l’œuvre littéraire, il semble tout aussi impensable de ne pas essayer de comprendre comment l’écrivain a transformé la mémoire collective en un « métal rare » et romanesque.

– Etant moi-même collectionneur, Peux-tu nous parler en détail de ton cabinet de curiosités ? D’où te vient cette passion ? Comment te procures-tu ses merveilles ?

Je crois que comme beaucoup de collectionneurs, j’ai toujours collectionné. Je crois à cette phrase de André Dhôtel, « le promeneux » et l’inspiré que « un cœur bat dans chaque pierre du chemin ». Alors je ramasse, sans raison ni méthode, c’est plus fort que moi. Et puis j’accumule. J’avais autrefois un bureau ouvert au public qui était aussi un cabinet de curiosités ; aussi, ce les amis, les visiteurs, les étudiants qui peu à peu m’ont aidé à étoffer cette extravagant collection. J’achète très peu, je préfère les rencontres improbables, les trouvailles. Mes collections, qui ornent les murs sont aussi des pense-bêtes. Chaque pièce, chaque objet, est prétexte à l’imagination et à l’évasion. Pour moi, et cela n’engage que moi, une collection ne vient pas d’une salle des ventes mais du hasard et de l’amitié qui n’est pas un vain mot. Et mes nombreux amis sont de sacrés amis ! Toutes mes plus belles pièces sont des présents ou presque. Un petit inventaire aux allures de fatras ? Fléchettes empoisonnées, animaux empaillés, sculpture de toute sorte, fétiches africains, fossile, serpent en bocaux, masques étranges, loupes, boussoles, fossiles, coraux, crânes, boule de cristal, instruments anciens, armes blanches, diables et coquillages tortueux, voilà une partie de ce que je vois quand j’écris dans le bureau qui me sert scriptorium. Et puis il y a aussi sur les murs quelques écrivains qui m’observent et m’oblige à écrire, sinon…

– Dans ta bibliographie, on peut voir un livre sur Riccardo Freda, Riccardo Freda, un pirate à la caméra (éditions Actes Sud / Institut Lumière ) ? Pourquoi ce réalisateur italien en particulier ? Serais-tu un grand fan des Vampires ou des Secrets du professeur Hichcock ?

Riccardo Freda fut mon grand ami et un cinéaste incroyable qui a traversé tout le siècle et s’est essayé à tous les genres cinématographique. C’était lui aussi un personnage aux vie multiples et un raconteur d’histoire hors pair. J’ai écrit deux scénarios de long-métrage avec lui et il m’a semblé important d’écouter ses confessions. Nos échanges sur le cinéma, la gravure, les artistes Renaissance ou d’Annunzio, encouragé par Bertrand Tavernier, se sont transformé en un gros livre d’aventure, Riccardo Freda, un pirate à la caméra, chez Actes-Sud. Il est vrai aussi qu’il existait chez Freda un grand sentiment fantastique. Il croyait au mauvais œil, il avait habité à Rome dans une maison hantée et en parlait le plus naturellement du monde. Il devinait les présences invisibles sans pour autant s’étonner, c’était ainsi. J’aime énormément ses films fantastiques, un genre qu’il a complètement inventé en Italie, puis, à sa manière en France. Ca ressemble au film de la Hammer mais fabriqué avec des bouts de ficelle. Chez Freda, la lumière est incroyable la mise en scène inventive et les thèmes souvent fort scabreux. La nécrophilie, au cinéma je précise, ne lui faisait pas peur, par exemple. Il savait parlait de torture ou de choses horribles avec un raffinement rare. Alors, forcément, on s’attache…

Les Vampires, de Riccardo Freda, 1956

– Comment est né ton goût pour les livres ?

La première lecture dont je me souvienne fut le Grizzly, de James Oliver Curwood, en bibliothèque verte. Ce fut un enchantement et c’est encore aujourd’hui l’un des très grands moments de ma vie. Ensuite, le mal s’est aggravé. L’école, où je m’ennuyais ferme, m’a convaincu que les livres, la forêt et la rue étaient de meilleurs apprentissages. Depuis, je continue à lire et à m’évader. Et même à lire dans la forêt – ce que j’ai encore fait la semaine passée – , ce qui me semble être un très grand luxe simple.

Le livre que tu lis en ce moment ?

Je lis plusieurs livre en même temps, selon les pièces et les tables de la maison, selon mon humour (travail ou plaisir) et les heures. Je viens de terminer Les Carnet d’un anatomiste de E. Gonzales-Crussi (Flamamrion) une passionnant étude du corps, l’inclassable La Nuit sans fin de Thierry Horguelin (l’oie de Cravan), j’ai relu l’admirableJournal du cinéaste John Boorman Rêves prometteurs Coups durs (Institut Lumière /Actes Sud) et je m’apprête à lire Lettres d’Islande de W. H. Auden et Louis Macneice, aux éditions Anatolia, un éditeur épatant dont j’aime tout le catalogue. Et puis, chaque matin, depuis quelques semaines, avant de me mettre à écrire, je lis à gorgées réfléchis, La Trame des jours du fort estimable Lambert Schleter (éditions des Vanneaux), ça m’aide à prendre le stylo ; comme une lecture aux allures d’échauffement. Un exemple : « Montaigne, boulimique citateur, ne donne jamais la moindre référence ; il lui arrive même de citer sans mentionner le nom de l’auteur. Il appelle ça mes Larcins ». Enfin, et c’est la grande découverte de ces derniers mois, je termine, mais sans me presser car je le lis, le relis et annote, La Nuit du jabberwock de Frédéric Brown, un livre fort inclassable mélangeant policier, fantastique et l’univers de Lewis Carroll ; une bien belle découverte, aussi je fais tout pour ne pas le terminer. Pour être tout à fait honnête, je crois que j’en ai oublié.

Une déclinaison ludique du Jabberwocky aux éditions du Castor Astral

– Tes futurs projets ?

Je viens de terminer l’écriture un livre qui s’appelle De l’égarement à travers les livres (Castor Astral) où il est question d’une société secrète, de détectives littéraires, d’écrivains mystérieux et d’un « certain » monsieur Claude qui n’est pas sans rappeler un « certain » écrivain. Je dirige une collection au Castor Astral, « Curiosa & caetera », ou j’édite des livres inclassables et rares. Nous venons d’éditer Valpéri, Mémoires d’un gentilhomme du siècle dernier, de Paul de Molènes, un très grand livre jamais réédité qui tient des Liaisons dangereuses de Laclos, du roman gothique et de l’univers du Marquis de Sade. Et puis, il faut découvrir Paris Macabre, histoires étranges & merveilleuses qui devrait aussi réjouir les amateurs d’un Paris disparu et méconnu.

© Heresie.com

Au château de l’étrange de Claude Seignolle, Castor Astral, collection « Curiosa & caetera »

Autrefois paru sous le titre Invitation au château de l’étrange, cet ouvrage de Claude Seignolle paraît dans une nouvelle version revue et corrigée. Véritable livre culte, cet « étrange objet » (épuisé et recherché par les amateurs de peurs insolites et de fantastique urbain) s’adresse à tous ceux que fascinent les aventures inexpliquées.

Spectres, apparitions, dames blanches, présences sournoises ou maléfiques, envoûtements et conversations avec l’au-delà, sont quelques uns des thèmes effrayants abordés. Pourtant, ici, point de fiction ni de sensationnalisme convenu. Claude Seignolle se contente seulement de recueillir des témoignages qu’il met en scène jusqu’à la grande peur finale. « Scribe des miracles et des peurs ancestrales », il archive, éclaire, recense, sans jamais juger. Le résultat est fascinant, obsédant, dérangeant.

Et s’il existait « autre chose » à côtes de nos certitudes ? En chasseur de fantômes avant l’heure, Claude Seignolle nous invite au cœur des mystères : lieux étranges et maudits, voyage dans le temps, prémonitions, présences invisibles, personnages insolites et monstrueux, magie et sorcellerie. Oui, la peur rôde au cœur de ces pages… Voilà le lecteur prévenu.

PARIS MACABRE

Le promeneur flânant dans les rues parisiennes se doute t-il que certaines des rues traversées ont connu une histoire mystérieuse ou criminelle ? L’Ile de la Cité et les Halles sont des quartiers privilégiés en la matière mais ne sont-ils pas parmi les plus anciens de la capitale ? Claude Seignolle ne s’y est pas trompé en réunissant des nouvelles fantastiques dans un recueil intitulé La nuit des Halles Rodolphe Trouilleux nous entraîne dans une visite insolite du PARIS MACABRE dans des lieux que les faits-divers ont rendu provisoirement célèbres. Si certaines de ces histoires furent contées il y a un peu plus de trente ans par Guy Breton et Louis Pauwels dans les Histoires magiques de l’Histoire de  France (Berbiguier l’ami des écureuils, étrange disparition d’un procureur)  la plupart sont quasi inconnues du grand public. Ainsi, savez vous que dans l’église Sainte Marguerite rue de Charonne une femmme à l’agonie guérit miraculeusement ? Connaissez vous l’existence du véritable abbé Faria, qui inspira Alexandre Dumas pour le Comte de Monte Christo ? Il vécut à Paris  au 4 rue des Orties, notre actuelle avenue de l’Opéra. Vous découvrirez avec un frisson d’horreur le sergent Bertrand, un nécrophile qui déterrait les jeunes filles dans le cimetière du Père Lachaise pour assouvir ses instincts sexuels particuliers.

En reposant cet ouvrage, Paris vous paraîtra une ville vraiment différente.

Paris Macabre, Histoire étranges et merveilleuse, de Rodolphe Trouilleux, Le Castor Astral Editeur collection « Curiosa & caetera »

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